C’est dans les réalités d’une Afrique multiple, excessive et souvent énigmatique pour le néophyte, que nous plonge le nouveau livre de Léonora Miano, une romancière – née à Douala (Cameroun) en 1973 – qui, outre le prix Goncourt des lycéens pour Contours du jour qui vient (Plon), a remporté, en 2013, le prix Femina pour La Saison de l’ombre (Grasset). Un roman qui nous transporte dans la zone côtière de l’Afrique subsaharienne et donne la parole à quatre femmes qui s’adressent toutes à un même homme absent, prénommé Dio. En revenant sur le fil des événements qui les ont réunis, elles confessent chacune leur vision de la famille, de la société, de l’amour, vision qui varie en fonction de la conscience plus ou moins douloureuse qu’elles ont du poids des déterminismes historiques et sociaux.
À celui qui ne peut les entendre, sa mère, « Madame », une patricienne corsetée dans la bienséance bourgeoise, va expliquer pourquoi elle désapprouve le choix qu’il a fait de revenir s’installer sous le toit familial avec une femme qu’il a ramenée du Nord – d’Europe – avec son enfant. Pourquoi elle va tout faire pour empêcher son union avec une « femme sans généalogie ». L’occasion pour elle de révéler quelques-unes des règles et des traditions qui condamnent la femme à « mettre à mort son cœur », à choisir la servitude volontaire, à tout accepter, à vivre avec la peur et la honte au ventre, ces deux spectres qui « (l’) habitent et (la) rivent aux convenances ».
À celle de la mère succède la voix d’Amandla, une autre « sans généalogie et descendante d’esclave », la première femme de la vie de Dio, qui dut, elle aussi, subir l’ostracisme racial et social de « Madame ». Une femme pour qui il est urgent, face à la modernité « qui nous sépare de nous-mêmes », de renouer avec la matrice égypto-nubienne des peuples africains, de « rayonner comme les dignes enfants de Râ que nous sommes ». Une femme pour qui la vie l’emporte sur le bonheur, qui a besoin d’être touchée, d’être prise, d’habiter sa chair, de la sentir vibrer. Ce qui la différencie d’Ixora, qui forme avec Dio, un « étrange assemblage », un couple « qui ne s’accouple pas », chacun cherchant auprès de l’autre « un espace où enfouir son incapacité à vivre ». Mère en n’ayant jamais rêvé de l’être, d’un fils dont le père est l’ami décédé de Dio, Ixora, qui « (s’) était asexuée », va découvrir l’amour et la liberté dans les bras d’une femme.
La dernière à s’exprimer est Tiki, la sœur de Dio, qui, avant de devenir une femme « comme notre société contemporaine les aime, une tacticienne, un monument de ruse », a percé les secrets de leur famille, des secrets qui sont « des serpents tapis dans le jardin ». N’ignorant rien des mauvaises raisons qui ont conduit ses parents à se rapprocher, et actant le fait qu’ils ont « jeté aux ordures la culture des anciens », elle a décidé de ne pas « draguer le fond de la décharge » et de retourner vivre au Nord, « non pour appartenir à ce lieu qui ne sait rien d’elle, mais pour ne gêner personne, n’être pas dérangée », et pouvoir vivre sa façon bien personnelle d’aimer les hommes.
Quatre voix de femmes qui, toutes ont à faire avec l’héritage pervers de l’esclavage et les séquelles de la colonisation et de la christianisation. Un passé qui fait d’elles des « captives non déportées », des êtres déplacés à l’intérieur d’elles-mêmes. Qui toutes ont en commun une blessure secrète, un tourment identitaire, un rapport plus ou moins angoissé à leur féminité, mais qui, toutes, en cherchant à réinventer l’amour, balisent le chemin que chacun doit faire pour être ce qu’il est.
Richard Blin
Crépuscule du tourment, de Léonora Miano, Grasset, 288 pages, 18 €
Du même auteur paraît un recueil de réflexions, L’Impératif transgressif, publié à L’Arche (184 pages, 18 €)
Domaine français Fièvre noire
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Richard Blin
En un roman choral, Léonora Miano donne corps et voix à des malheurs qui n’ont pas de bouche comme au droit des femmes à jouir sans concevoir.
Un livre
Fièvre noire
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.