Il y avait des grosses vagues qui nous éclaboussaient continuellement, elles atterrissaient véhémentement sur nos corps, à la manière des cartouches d’une fusillade, c’était bien une fusillade qu’avait déclenchée cette sœur capricieuse de la terre, la terre a une sœur jumelle, révoltante et quinteuse, qui l’a toujours enviée et jalousée dans un silence venimeux, c’est la mer, chacune d’elles brille grâce à la diversité des créatures et des richesses qu’elle porte dans son ventre, comme femme enceinte. » La voix qui parle ainsi, au creux des vagues qui l’attaquent, qui nous parle ainsi, pendant plus de trois cents pages, nous apostrophant parfois (« vous qui ne m’entendez pas et qui êtes pourtant là »), cette voix tonitruante ou assourdie, révoltée ou susurrante, est celle d’Anguille. Anguille est une jeune fille de 17 ans, ainsi nommée par son père (son faux père, nous l’apprendrons) Connaît-tout, afin que ce prénom lui soit comme un viatique, un sésame : en ce monde plein de pièges, l’anguille réussira peut-être, pensait-il, à se dissimuler « sous sa roche ». Elle y parvint, en effet, jusqu’à ce que l’amour (l’homme aimé, lui, se prénommant Vorace, la dévorera et la trahira) la jette sur des chemins périlleux. Quand commence le monologue, elle se débat dans l’océan, entre l’île d’Anjouan, où elle a vécu, et Mayotte la française, qu’elle a voulu rejoindre, dans un kwassa-kwassa empli jusqu’à ras bord de quatre-vingt-quatre futurs clandestins.
On ne peut que saluer l’ambition (dira-t-on juvénile, ou démesurée, ou rimbaldienne) d’Ali Zamir qui, âgé de 27 ans, tente en vérité, dans ce premier roman, rien de moins que de trouver une langue. L’absence de point, la construction du livre tout entier par blocs dans lesquels seules les virgules ménagent pour le lecteur (et la locutrice) les pauses nécessaires, les interpellations et exclamations, l’insertion, dans ces blocs, de fragments de dialogues au discours direct – ce sont là des procédés efficaces, qui produisent un rythme haletant ou plus mesuré, qui s’accorde assez bien aux variations de la narration elle-même. Mais c’est surtout l’invention langagière, syntaxique et plus encore lexicale, qui réjouit le lecteur – peut-être devrait-on dire plutôt l’auditeur, puisque l’on est tenté parfois de lire à voix haute, pour que certains passages particulièrement réussis sonnent et résonnent. Anguille fait feu de tout bois pour se raconter, car, tonne-t-elle, elle est « un monde à part entière » : néologismes, archaïsmes (par exemple, un savoureux « fors » médiéval à la place du lourd hormis d’aujourd’hui), expressions populaires prises au pied de la lettre, latinismes des pages roses d’un vieux Larousse remis au goût du jour - et même les sacro-saintes règles de notre grammaire sont malmenées… L’éditeur prend soin de prévenir (avec humour ?) : « Par conviction, nous avons choisi de respecter les particularités lexicales, grammaticales et syntaxiques du texte. »
Bien sûr le pari était risqué – et nous ne cacherons pas qu’au fil des pages notre attention parfois s’est émoussée, l’agacement a pointé son nez. Dans un tel monologue éruptif ou irruptif (Anguille parle des « irruptions » des volcans) le bavardage voire la logorrhée menace – et les épisodes de la vie d’Anguille présentent un intérêt inégal. Si le Rabelaisien Connaît-tout et ses amis pêcheurs savent émoustiller notre curiosité, si le dernier chapitre, celui du naufrage de la frêle embarcation conduite par le mal-nommé Rescapé nous émeut, les démêlés et aléas sentimentalo-sexuels d’Anguille avec son Vorace plutôt falot sont véritablement de moins bon aloi. Par ailleurs - est-ce dû au nombrilisme adolescent d’Anguille ? – nous n’apprendrons quasiment rien de la société comorienne, des réalités économiques ou politiques auxquelles peuvent être confrontés ceux qui décident, par milliers, de fuir l’île. Saluons donc Ali Zamir mais, en même temps, laissons Anguille lui donner ce conseil : « Ad augusta per angusta ».
Thierry Cecille
Anguille sous roche, d’Ali Zamir
Le Tripode, 318 pages, 19 €
Domaine français Le méli-mélo de la vie
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Thierry Cecille
En un monologue échevelé et sensible, une jeune fille qui se noie dresse le bilan de sa courte vie. Premier roman ambitieux du Comorien Ali Zamir.
Un livre
Le méli-mélo de la vie
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.