Peut-on écrire sur la boxe quand on n’a pas soi-même un tant soit peu pratiqué le noble art ? Quand on n’a pas enfilé les gants, quand on n’a pas sué sang et eau entre des cordes qui ne vous laissent aucune échappatoire, quand, le cœur au bord des lèvres, on n’a jamais ressenti cette déferlante de sensations mêlées, peur, excitation, épuisement ? Sans vouloir faire du tout un procès d’intention, la question de la légitimité se pose ici d’emblée. Jacques Henric, qu’on n’attendait pas là, l’admet : ce n’est pas un pratiquant, pas même un « boxeur relatif ». Il aborde donc ce sujet en tant que non-initié, ce qui, tout passionné qu’il soit, relativise forcément le propos aux yeux du connaisseur.
Assumant son amateurisme en la matière, Jacques Henric dit nourrir une « fascination pour les boxeurs » qui, semble-t-il, remonte à sa jeunesse. Pour lui qui n’éprouve guère d’intérêt spontané pour le sport (« Il en aura fallu, du temps, pour que je vienne à bout de ma détestation des sportifs, du sport en général, à l’exception, curieusement, de la boxe »), les boxeurs sont, avec les toreros, les seuls qui, très tôt, trouvent grâce à ses yeux. Pourquoi, c’est ce que Jacques Henric s’emploie à expliquer dans ce livre qui trouve son point de départ éditorial dans une rencontre avec l’impressionnant boxeur français Jean-Marc Mormeck, sans doute l’un de nos plus intelligents représentants, fraîchement retraité des rings. Quand ils font connaissance, Mormeck n’a pas encore raccroché les gants ; il veut alors remettre en jeu son titre de champion du monde des lourds-légers et l’idée, qui avortera finalement, fait son chemin d’une collaboration entre les deux. Toutes proportions gardées, Henric se voit déjà dans la peau d’un Normal Mailer chroniquant, avec le brio que l’on sait, le fameux combat entre Ali et Foreman à Kinshasa, en 1974. Abandonné, ce projet prend toutefois une nouvelle forme, celle de ce livre-là, qui va bien au-delà du seul cas Mormeck, et appartient tout autant à la chronique sportive qu’à l’évocation autobiographique. De fait, Henric reprend à son compte le point de vue de Joyce Carol Oates dans son essai De la boxe : « Aucun autre sujet n’est, pour l’écrivain, aussi intensément personnel. Écrire sur la boxe, c’est écrire sur soi-même ».
Regardant derrière son épaule, il revoit alors cette scène fondatrice, une sorte de scène primitive si l’on veut parler freudien, qui lui vaudra, à la suite d’un coup de poing administré par un camarade, d’être tétanisé. C’est à partir de cette scène fixée dans sa mémoire qu’Henric va dérouler une réflexion éclatée sur la violence faite au corps, la violence faite corps, et dont la boxe est le lieu d’expression par excellence quoique pas le plus extrême : les expériences concentrationnaire et génocidaire, et avant cela la guerre, témoignent d’une tout autre manière bien sûr d’une violence sans limites. Dans le même geste qui lui fait ouvrir les manuels d’histoire pugilistique et littéraire, et d’histoire tout court, Henric se plonge dans la vie des grands boxeurs, consacrés et/ou oubliés, bad boys ou good guys, des écrivains qui se sont frottés au sac de frappe. Une galerie de portraits plus ou moins ébauchés qui, à chaque fois, est prétexte à évoquer le « corps glorieux » ou souffrant, la mort à l’affût dans l’effort, la volonté de puissance, de jouissance et, ceci expliquant cela, très – trop – souvent le sexe. Pour intéressants qu’ils soient, les passages sur la dimension sexuelle du pugilat, du sexe comme matrice de la violence, sont assez discutables…
Anecdotique ou méditatif, superficiel ou ouvrant des vues inédites, Jacques Henric n’a pas à rougir d’un livre qui, fort bien documenté, vient s’ajouter à d’autres ouvrages qu’il est cependant permis de préférer : Les Boxeurs finissent mal… en général, de Lionel Froissart (pour la biographie des figures déchues), l’Histoire de la boxe, du philosophe Alexis Philonenko, les livres, bien sûr, de l’écrivain-boxeur Frédéric Roux (Lève ton gauche !, Alias Ali, La Classe et les vertus…) ou encore le récent Boxing-Club, de Daniel Rondeau.
Anthony Dufraisse
Boxe, de Jacques Henric
Seuil, 227 pages, 18 €
Domaine français Cordes sensibles
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Anthony Dufraisse
Jacques Henric ajoute des cordes à son arc : celles qui entourent les rings. Pour parler, à travers la boxe, de la force, de la violence et de la volonté de puissance.
Un livre
Cordes sensibles
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.