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Domaine étranger Avoir ou pas les jetons

juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244 | par Jérôme Delclos

Un pèlerinage à toute blinde à La Mecque du poker, Las Vegas, dont le Binion’s Horseshoe est la kaaba : un mystère gonzo.

Le Plus gros jeu

Le poète et journaliste anglais Al Alvarez (1929-2019) a écrit sur des passions dévorantes comme l’escalade (Nourrir la bête, 2021), la natation en lac, et même le divorce qui a aussi ses accros. Au début des eighties, le New Yorker l’envoie à Las Vegas pour les World Series of Poker, un « combat de titans » qui depuis 1970 s’y tient tous les ans. Alvarez en sortira ce livre culte, The Biggest Game in Town, l’épopée de l’aristocratie des pros qui s’y affrontent en public durant cinq semaines. Au Binion’s Horseshoe à Glitter Gulch, « Dowtown Vegas »« les hôtels n’ont ni courts de tennis, ni parcours de golf, ni salles de gym ». Rarement une piscine, et si c’est le cas personne ne s’y trempe. On n’est pas sur le Strip, ce « Disneyland de crétins avec des néons » – une artère de dix kilomètres de long, avec sous leurs enseignes géantes les palaces et casinos comme autant de villes dans la ville. À vingt minutes de là en bus, Glitter Gulch n’est qu’un faubourg en limite de désert. On n’y vient que pour le jeu, pas pour se marier ni faire du tourisme. Pour seul commerce, un miteux « Tout à 10 cent ». « Ici, tu es coincé, il n’y a rien à voir », dit le vieux Johnny Moss, un pilier du Binion’s dont le patron, Jack Binion, aime à dire « On est petit ». Sauf que la taule, et ça fait toute la différence, est à Vegas « le seul casino où les tables n’ont pas de limites de mise ». D’où le succès, à la fin du printemps, de son « Hold’em No Limit », le tournoi d’une élite qui vit souvent à l’année à Vegas, à quoi bon être ailleurs ? Un lieu hors du monde ou hors-sol. « Il y a quelques années, il y avait un vieil homme, un habitué, qui ne savait même pas qu’il y avait une guerre au Vietnam. »
Seule fantaisie au Horseshoe, un fer à cheval de plus de deux mètres de haut avec en son centre, sous du verre résistant à l’eau, aux balles de gros calibre, aux flammes et aux explosions, un million de dollars en 100 billets de 10.000. Le genre de montant qui change de main en un rien de temps. « On estime à plus de cinquante-six millions le nombre de joueurs de poker aux États-Unis, et seulement deux à trois mille d’entre eux s’essaient aux parties qui ont lieu au Binion’s ; parmi eux, vingt à peine se risquent aux grosses tables. »
Dans les années 1980, peu de femmes parmi les vieux mâles blancs sinon leurs épouses – des saintes –, quelques groupies « avenantes » attirées par l’odeur de l’argent, et des putains à pas moins d’« un nickel » la passe – un jeton de 500 $. Parfois une exception, Betty Carey, la vingtaine blonde bouclée et « une petite bouche en cœur, un sourire désarmant »… de tueuse. «  (…) elle avait joué à la table des tigres les plus redoutables – Brunson, Moss, Baldwin, Pearson – et elle leur avait pris leur argent nuit après nuit. Puis Straus l’avait stoppée dans son élan. »
Tout le livre est mené tambour battant sur ce ton épique et désabusé, typique d’une certaine mélancolie dans la littérature américaine. On pense à Elmore Leonard ou aux écrivains vétérans du Nam, les Michael Herr, Neil Sheehan, Tim O’Brien, tant Alvarez aussi nous dépeint une guerre, ses batailles, ses héros fatigués et marqués par d’anciennes blessures. « Jack Binion aime à dire que pour les plus talentueux, Las Vegas est un paradis sur terre, et que pour les autres, c’est un charnier. » Et tous les joueurs cités le sont au champ d’honneur, ils se sont ô combien de fois retrouvés à poil puis ont regagné un pactole… jusqu’à la prochaine déculottée. L’héroïsme culmine dans ce rituel qu’attend le public : à un moment sacré entre tous, tel ou tel champion poussera tous ses jetons « devant », jouera son va-tout comme si c’était sa vie. Outre, sublime, une gigantomachie, il se dégage du livre une étrange poésie. La carte brûlée, la blinde, la main, le pot, « Tapis ! », « marcher sur la table » ou « dégueuler son argent » : le jargon installe un monde, choses et gestes, théâtre d’un mystère.
La caste, Al Alvarez y insiste, n’a rien à voir avec les professionnels prudents et rationnels qui font des cartes un travail de forçat pour s’assurer un fixe. « Pour jouer aux grosses tables, il faut n’avoir aucun respect pour l’argent », dit le vieux Doyle Brunson, une légende. D’où aussi entre grands joueurs le fouillis des prêts et des dettes. Au-delà du génie du jeu, ce mixte de technique, de bluff et de sixième sens, il y a l’audace, hors du commun. Et savoir encaisser quand à vue d’œil fondent les piles. Si, lassés, les athlètes de la flambe s’essaient à un job normal, ils s’y montrent incompétents. Leur way of life ? Toucher le fond et remonter, comme Orphée. En 1970, Jack Straus, ruiné, se refait avec 40 $ en poche. Doyle Brunson a-t-il un cancer réputé inguérissable ? Il s’en sort par miracle (« rémission spontanée » dit la médecine), et au bout de « cinquante-trois sessions gagnantes d’affilée » il acquitte toutes ses factures d’hosto, une fortune. En 1982, vainqueur du tournoi contre 104 participants, « Jack Straus, dont le tapis était descendu jusqu’à 500 $ seulement dès le premier jour, a réussi à coups de bluff à revenir des morts et à remporter le titre et ses 520.000 $ ». Amen.

Jérôme Delclos

Le Plus Gros Jeu
Al Alvarez
Traduit de l’anglais par Jérôme Schmidt
Métailié, 196 pages, 20

Avoir ou pas les jetons Par Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°244 , juin 2023.
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