C’est en traduisant La Poste du Gothard ou les états d’âme d’une nation du germaniste Peter von Matt que je suis tombé pour la première fois sur la prose de Gottfried Keller (1819-1890). Une fascination immédiate… J’ai d’abord travaillé sur Les Gens de Seldwyla, un cycle de nouvelles en deux volumes (1856 et 1874), des tableaux vifs et mordants d’un village suisse imaginaire, pleins d’humour et d’ironie, de psychologie et d’instinct politique, dans lesquels Keller allie poésie et réalisme pour présenter une société déchirée entre tradition et modernité. C’est une œuvre fondamentale de la littérature suisse, « un trésor de la prose allemande », selon Nietzsche, qui garde aujourd’hui encore toute son actualité et n’avait jamais été traduite dans son intégralité en français.
Dans son essai, von Matt évoque le chêne millénaire de Wolfhartsgeeren, un arbre vénérable qui apparaît dans la dernière nouvelle des Gens de Seldwyla, « Le rire perdu », prémices de l’écologie et témoignage sur l’industrialisation. J’ai dû traduire quelques passages cités par von Matt, car cette nouvelle (aux dimensions romanesques) n’existait pas encore en français. Jamais je n’aurais alors pensé qu’il en naîtrait une véritable aventure éditoriale, ni que j’aurais la chance unique de traduire ce géant de la littérature. Les Gens de Seldwyla en 2020, puis Henri le Vert en 2024.
En effet, s’il existe deux traductions françaises de Henri le Vert, elles datent l’une et l’autre (1933, en Suisse, 1946, en France) et ne sont plus guère disponibles, rendant une nouvelle traduction d’autant plus légitime.
Keller commence l’écriture de ce roman à son premier retour d’Allemagne, alors qu’il a vingt-trois ans. La première version est éditée en 1854-55. N’en étant pas satisfait, Keller s’y remet des années plus tard, après avoir quitté sa fonction de chancelier d’État du canton de Zurich, en 1876. La deuxième version paraît en 1878-80. Elle est écrite à la première personne et se termine de manière moins tragique, moins romantique que la première. Les traductions se fondent sur cette seconde version qui, aux yeux de Keller, est la seule satisfaisante.
La biographie fictive du protagoniste, Henri Lee, ressemble fort à celle de Keller. On suit le héros depuis le lieu d’origine de ses parents, la mort prématurée de son père, le dévouement de sa mère qui se sacrifie pour élever son fils, l’école et l’apprentissage, les injustices et les tromperies à l’école. Suivent l’adolescence, le départ du village, la recherche de moments heureux dans la nature, la rencontre de la parenté dans une autre localité, le choix d’une vocation encouragée par son oncle, le départ pour l’Allemagne, l’intérêt pour le monde de la peinture, l’incapacité à trouver une place dans un grand atelier de peintre, l’attrait amoureux pour Judith et le retour en Suisse vers sa mère mourante.
Ce roman de formation est un classique de la littérature de langue allemande du XIXe siècle qui conserve tout son sel et son actualité aujourd’hui. Le réalisme de Keller est enrichi par son acuité critique, sa fabuleuse capacité de conteur alliée à sa lucidité. Il est particulier, inclassable d’une certaine façon, car il mêle souvent objectivité et subjectivité, parfois dans la même phrase. Keller se distancie d’un réalisme qui serait le reflet de la réalité. Il réinvente la Suisse grâce à un « supplément d’imagination ». Que dire de son style ? Keller a un don de la formulation, de la trouvaille lexicale, un plaisir de l’écriture, de l’ironie. Ses phrases aiment les détours. Leur construction contient toujours de petites originalités, de petits obstacles qui stimulent l’attention sans pour autant entraver la compréhension. Keller aime les incises, un infime détail lui permet des envolées. Comment traduire ce réalisme et cette langue particulière du XIXe siècle ?
Une difficulté réside dans le respect du style – le conserver tout en lui donnant un coup de jeune – c’est-à-dire tenir compte de l’évolution de la langue sans dénaturer l’œuvre. Une adaptation modernisante, en quelque sorte, qui se veut fidèle à l’original tout en gardant à l’esprit les lecteurs d’aujourd’hui. Un certain nombre d’expressions ne se trouvent que chez Keller, il faut les décortiquer pour les rendre en français – par exemple « Wenn sie ihre Nasen in die Hand nehmen… », quelque chose comme « Dès qu’ils se prennent au sérieux… ». Keller utilise aussi le dialecte (p. ex. Bubemeitschi, un garçon manqué). Enfin, l’œuvre se situe dans le contexte de la naissance de l’État fédéral suisse en 1848. Aussi les références historiques sont-elles nombreuses (p. ex. « der sanftknisternde Papierblumenfrühling », « le printemps qui s’épanouit dans le doux froissement des fleurs en papier ») et l’on peut se demander s’il faut expliciter ou non certaines idées ou termes pour le lecteur d’aujourd’hui. L’essentiel était de trouver un style cohérent.
Un dernier exemple, l’histoire parallèle de la petite Mérette (I, 5), qui a inspiré l’un des plus beaux textes de la littérature romande, Emerentia 1713 de Corinna Bille. Mérette, une jeune fille réfractaire aux prières, est envoyée chez un pasteur bigot à des fins de rééducation. Keller relate le récit du pasteur, écrit dans une langue archaïque qui constitue un défi particulier de traduction. Ici, j’ai remplacé les nombreux mots français de l’original (beträchtliche Correction, lamentables Schreiben, etc.) par des termes en latin dans la traduction française (correctio notabilis, epistola lamentabilis, etc.).
Walter Benjamin était un grand admirateur de Keller. Dans l’essai qu’il lui consacre, il parle de la « douceur inouïe du style de Keller et de sa plénitude sonore ». En ce sens, même si l’original et la traduction présentent un style et une musicalité différents par la force des choses, j’espère que mon texte rend justice à cette magnifique formule de Benjamin et que les lecteurs français pourront ainsi découvrir ou redécouvrir ce grand écrivain.
* A traduit entre autres Friedrich Glauser, Peter von Matt, Peter Stamm ou Lukas Bärfuss. Henri le Vert (912 pages, 28 €) paraît le 8 novembre aux éditions Zoé.
Traduction Lionel Felchlin
novembre 2024 | Le Matricule des Anges n°258
Henri le Vert, de Gottfried Keller
Un livre
Lionel Felchlin
Le Matricule des Anges n°258
, novembre 2024.

