Visit beautiful Vietnam, sous-titré « Chronique des agressions contemporaines », est un livre important. Parce qu’il a longtemps été en attente de son édition en Allemagne en 2023, et parce que sa portée excède son contenu très documenté par Günther Anders qui en 1967 était membre du tribunal Russell, présidé par Jean-Paul Sartre, lequel tribunal sans pouvoir juridique et créé pour informer disposait d’un matériau de première main sur les crimes commis par l’US Army au Vietnam. D’une part Anders nous instruit sur nombre de faits que nous autres Européens connaissons trop peu, mais d’autre part aussi il procède en philosophe, et tire de la guerre du Vietnam des enseignements applicables aux nôtres dont elle est le paradigme, un modèle heuristique pour la guerre d’agression – et ses crimes et atrocités – qui nous fera penser à l’Afghanistan, à l’Irak, etc., et à celles tragiquement en cours. À noter que dans sa présentation, le traducteur évoque « la désastreuse guerre Russie vs Ukraine » mais pas celles d’Israël vs Gaza non plus que vs Liban et demain pourquoi pas vs Iran, sans doute du fait du calendrier du bouclage du livre. Cela ne nous empêche pas de lire Anders également dans ces directions-là.
Le livre est composé de 182 textes traitant pêle-mêle de politique américaine, d’exactions comme le massacre de My Lai, des stratégies de propagande du gouvernement US, de la complicité des médias, des « voyeurs » que sont les puritains, de la recherche sur la guerre chimique, du napalm, de l’American way of life, de l’extension de la notion de génocide qui donne lieu aux trois pages décisives intitulées « Génocide – aucun acte de guerre n’est aujourd’hui non génocidaire », de slogans bellicistes, de la torture, etc. Certains de ces textes sont très courts, témoin « Le jugement par la condamnation » : « Rien n’est plus simple que de juger si quelqu’un est ou non un Vietcong. Il suffit de tuer l’homme ou la femme. Tout mort prouve en effet par son décès qu’il a forcément été un Vietcong ». D’autres textes sont plus longs, le plus souvent deux ou trois pages, jusqu’à six pour le caustique et glaçant « Droit égal à l’injustice » qui se conclut ainsi : « (…) l’égalité des droits dont jouit le Noir en uniforme consiste en ceci que lui aussi, tout comme le GI blanc, a le droit désormais, dans l’intérêt de l’impérialisme, de décimer les Coréens, les Vietnamiens ou toute autre population dont le tour est venu, donc dans le droit égal à commettre l’injustice ».
Mais en dépit de son apparence de bric-à-brac qui invite à s’y promener au hasard (et non sans rire, l’auteur de L’Obsolescence de l’homme a souvent l’humour sombre du désespoir), mieux vaut lire le livre de bout en bout. D’abord, dès son début, pour son intention résolument prédictive : « nous devons nous attendre à « des Vietnams » au pluriel dans d’autres pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique centrale et du Sud » ; ensuite pour le rappel d’évidences trop souvent passées à la trappe, pour exemple celle-ci : « le véritable crime ne consiste pas à utiliser cette arme-ci plutôt que celle-là mais à employer des armes, à détruire cette maison-ci et non celle-là mais des maisons, à liquider cet homme-ci au lieu de celui-là mais des gens ». Et ensuite seulement, au fur et à mesure qu’Anders nous y guide, pour la lumière qu’il braque sur des réalités nouvelles, comme celle qui fait l’objet du fragment « La guerre consommée » qui distingue les nazis, qui cachaient encore « leurs meurtres de masse et les méthodes qu’ils appliquaient », de nos massacreurs transparents : « (…) ces contemporains qui sont les nôtres ne se donnent plus la moindre peine de cacher ce qu’ils font ni les mesures qu’ils mettent en œuvre. Des expressions telles que le mot d’un général « Les renvoyer à l’âge de pierre à coups de bombe » ou le mot d’un comédien « la plus belle rénovation de bidonvilles qu’ils aient jamais eue » ne passent absolument pas pour scandaleuses ».
Une fois le livre refermé, on aura réalisé que nos sidérations, indignations et larmes devant les guerres d’aujourd’hui sont anachroniques : elles datent d’avant le Vietnam, qui a tout napalmé. Mieux vaut se doter d’outils pour comprendre si l’on veut dénoncer. Anders nous en lègue une pleine caisse.
Jérôme Delclos
Visit beautiful Vietnam, de Günther Anders
Traduit de l’allemand et présenté par Nicolas Briand, Les Belles Lettres,
357 pages, 23,50 €
Du même auteur, Héros-Limite réédite
La Menace nucléaire (350 pages, 24 €) dans une version enrichie.
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novembre 2024 | Le Matricule des Anges n°258
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