Elle avait une force qu’Ochoa n’avait jamais vue chez une femme instruite de la ville, et pourtant elle semblait s’en remettre corps et âme à un destin sans échappatoire, assumer à elle seule le poids d’un héroïsme qu’il avait trouvé extrêmement touchant, absolument prête à mourir de tristesse pour un passé mort et à disparaître sans laisser de traces dans l’un des coins les plus reculés de cette jungle humide et sombre. » Ochoa, surnommé El Gordo, est l’employé de mafieux gérant de juteux commerces (hydrocarbures, or, extorsion de fonds, cocaïne…) à l’est de la Colombie, près de la frontière du Venezuela. Nous sommes dans la dernière ville avant la jungle, Port Inírida, à la fin des années 1990. La région est un bastion des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie, communistes) contre lesquelles lutte l’armée colombienne en étroite collaboration avec les différentes factions paramilitaires d’extrême droite. Loi du plus fort, vols, meurtres, commerces illégaux de toutes natures : la « jungle » est le décor mais elle est également dans le cœur des hommes. El Gordo est un homme parti du bas de l’échelle sociale qui, d’une certaine façon, a réussi : il a de l’argent sans pour autant être menacé de mort. Et Port Inírida est l’un de ces ports du bout du monde où l’on ne vient pas par hasard. C’est le cas d’Eva qui échoue là en tant qu’infirmière en compagnie de sa jeune fille. Elle fuit Bogota tout autant que ses propres démons. La jeune femme – forcément mystérieuse dans un tel lieu de déliquescence – devient la grande histoire d’amour d’Ochoa qui va patiemment, et avec talent, tenter de s’en faire aimer.
Mais à Port Inírida, la noirceur de l’âme humaine est à la fête. Dans ce bourg qui évoque un Far West conradien, le romantisme se confronte aux humeurs visqueuses, aux exécutions sommaires qui laissent peu de place à un quelconque espoir. L’histoire d’Ochoa et d’Eva se construit au cœur de la violence, au rythme de temps de suspension qui ne sont que des parenthèses dans ce monde-là. C’est peut-être parce qu’il y a vécu à la fin des années 1990 (une étude sociale dans le cadre de ses études d’architecte) que le journaliste et écrivain colombien Antonio Ungar raconte avec tant de justesse ces lieux (le port, les méandres des rivières, les marécages, la jungle qui ne demande qu’à vous digérer) et ses personnages (les Blancs toujours menacés de perdition spirituelle et/ou alcoolique, les Indiens qui subissent leur oppression mais qui les regardent avec un « mélange de peur, de compassion et de dérision » tant ces Blancs semblent s’agiter pour rien). Il décrit un monde à un moment de bascule avec un sens de la concision qui rend ce récit haletant. Il rend compte d’une violence (FARC / État / paramilitaires / mafias) qui a tant marqué son pays de 1964 à l’accord de paix de 2016 : presque 1 million de morts, 166 000 disparus, plus de 7 millions de personnes déplacées.
Mais Antonio Ungar écrit également le portrait émouvant d’une jeune femme : Eva aspirée par le plaisir et les drogues quand elle est en ville ; qui fuit aux lisières de la civilisation pour ne pas se détruire ; qui espère l’apaisement au creux du grand corps humide de la forêt pour devenir, dans une sorte de mystique de la dissolution, un « être minuscule qui respirait ». Elle tente de survivre parmi les bêtes sauvages – qu’elles soient humaines ou non –, à s’arracher à la noirceur quitte à ne pas assouvir sa quête de sens.
Christophe Dabitch
Eva et les bêtes sauvages
Antonio Ungar
Traduit de l’espagnol (Colombie) par Robert Amutio
Notabilia, 179 p., 22,50 €
Domaine étranger Humeurs humides
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Christophe Dabitch
Un port au bord de la jungle, une sale guerre qui n’en finit pas, une jeune femme en perdition : l’écrivain colombien Antonio Ungar raconte avec talent un monde peu décrit.
Un livre
Humeurs humides
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.