Ni tout à fait autobiographie ni tout à fait roman, Guerre et pluie relève de la littérature-vie. C’est un de ces livres qui découlent de chocs reçus et d’états d’exception qui se sont noués en noyaux d’écriture, et sont devenus la source d’un légendaire intime et infini. Un « à dire » que Velibor Colić définit en disant qu’il est du roman « vécu et imaginé dans l’impossible espace entre : je ne mens pas et je me souviens ».
Enchaînement de séquences brèves procédant d’un découpage quasi cinématographique, Guerre et pluie s’articule en trois volets. Le premier nous transporte à Bruxelles où entre 2021 et 2023, l’auteur a dû faire face à une maladie de la peau d’origine auto-immune. Une maladie rare qui, avant qu’elle ne se manifeste sur la peau sous la forme de vésicules qui se transforment en boutons, puis en plaies – « des milliers de petites explosions sanglantes » – attaque d’abord la bouche, la langue et la gorge entraînant de sérieuses difficultés pour manger, boire et parler. C’est son combat contre elle, tant « la maladie ressemble à la guerre », que raconte, non sans humour, Velibor Colić. De la consultation des médecins aux séjours en clinique, il nous donne à entendre la petite musique meurtrie de la souffrance, ses boucles spiralées, ses solos de douleur pure. « Dur de penser à autre chose quand la maladie est là. » C’est pourquoi il s’efforce à fixer son attention sur ce que Georges Perec appelle l’infra-ordinaire, autrement dit les petites choses. Ou bien il s’abandonne à la mémoire, repense à son premier amour, aux femmes aimées, à des détails liés à la théâtralité du désir et « arrachés au journal du temps ». Mais ce qui revient avec le plus d’insistance, ce sont les souvenirs de la sale guerre qu’il a vécue en 1992. « La netteté des images est stupéfiante. Ce sont des expériences complètes avec des sons, des odeurs, du sang et des armes. » Une guerre dont sa peau est le miroir. « Votre maladie de peau n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous. »
Une guerre dont il n’arrive pas à se débarrasser comme le montre la deuxième partie, titrée « Le soldat ». Elle nous plonge dans sa Bosnie-Herzégovine natale au début de 1992, alors qu’il était « animateur-journaliste-producteur » de deux émissions de jazz et de rock. Jusqu’à l‘élection des nationalistes. « Pour la première fois de ma vie, je commence à distinguer lequel d’entre nous est un Serbe, un Croate ou un Bosniaque. Et il me semble que les autres me regardent aussi de cette façon. » Et tout à coup tout bascule. C’est la guerre. Il se retrouve fantassin, « un Chvéïk moderne et perdu, inquiet, anxieux ». Il a 27 ans, cohabite avec une kalachnikov AK-47, tout en gardant sur lui une photo d’Emily Dickinson ; et quand il ne tremble pas, ne vomit pas ou ne cherche pas un moyen pour s’enfuir, il observe la nature. Une guerre qu’il subit et raconte avec le même état d’esprit que Céline constatant que « la guerre, en somme, c’était tout ce qu’on ne comprenait pas ». Et de témoigner du vertige de l’absurde, du nu de l’horreur, de la vie dans les tranchées, des canonnades, du pillage, des ruines, de l’odeur de la chair en décomposition. Un monde où la mort est la norme, où le courage et la lâcheté sont des notions bien floues, où l’on tire souvent comme des fous « pour tuer sa propre peur ». Une réalité qui défigure sans vergogne l’humanité. « On vit, on meurt, on mange, on chie, on pisse, on pète, on pleure ensemble. » Où les visages des soldats égorgés « sont paisibles ; comme s’ils dormaient ». Où la peur « est le seul courage », et où on devient « étonnamment insensible à toute forme de souffrance humaine ». Alors on boit, on songe à la beauté des femmes, au plaisir, à la vie, et l’on ne pense qu’à fuir.
Un objectif dont la dernière partie, « Le déserteur », nous dit comment il a été atteint, et ce que fut alors un long trajet vers l’inconnu, avec arrestation, évasion, traversée des frontières et cheminement vers la France. Jusqu’à l’arrivée à Rennes marquant le début de l’exil, celui du changement d’identité linguistique et le commencement d’une vie nouvelle de réfugié et de nomade.
En revisitant la blessure inguérissable de sa guerre, en assumant le déracinement et la dépossession qu’implique l’exil, en méditant sur les maux du corps et la langue barbare de la violence, c’est la tragi-comédie qu’est sa vie que Velibor Colić continue à cartographier. En écrivain, c’est-à-dire en n’oubliant jamais que la mémoire « parle une langue étrangère dont nous ne maîtrisons pas tous les signes », et que la pluie est une mélancolie sereine.
Richard Blin
Guerre et pluie
Velibor Colić
Gallimard, 288 pages, 22 €
Domaine français Comme une respiration d’orage
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Richard Blin
Emprisonnant présent et passé dans une relation ténébreuse, Velibor Colic écrit pour débusquer les multiples visages d’une guerre qui l’obsède.
Un livre
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Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.