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Domaine français Table rase ?

février 2024 | Le Matricule des Anges n°250 | par Valérie Nigdélian

Entre récit autobiographique et méditation politique, une passionnante réflexion sur l’histoire et la mémoire par Anne Roche.

Après Exercices sur le tracé des ombres, prix Walter-Benjamin 2018, et avant Habiter l’utopie (annoncé pour l’année à venir aux éditions Chemin de ronde, qui devrait clôturer ce triptyque consacré au philosophe berlinois), Anne Roche poursuit son exploration des territoires benjaminiens avec ce singulier Terrhistoire. Titre étrange, mot-valise où se catapultent l’espace et le temps pour inventer une troisième dimension que l’écriture, minutieusement, forera. Titre programmatique, dont le projet et ses contours sont tracés par cette citation de Chronique berlinoise placée en exergue : « Depuis longtemps je caresse l’idée d’organiser graphiquement sur une carte l’espace de la vie – bios. » Des vivants, et des morts, il sera ici question, le long d’un voyage à travers les villes d’Europe et d’ailleurs (Marseille, Berlin, Moscou, Minsk, Cracovie, Jérusalem…). Le long aussi d’un voyage vertical, en suivant un axe temporel, historique, mémoriel. Si la quête d’un secret familial est le prétexte de ce texte hybride et inclassable, dont il est le leitmotiv incessamment chanté avant que d’être peu à peu réduit au silence (« En 1934, mon oncle André a traduit Mein Kampf »), le récit autobiographique et le journal ne cessent pourtant de glisser vers l’ailleurs : convocation de l’histoire européenne, des tragédies des siècles passés, questionnement politique, hantés par l’idée de la ruine et de la destruction. Les villes, arpentées, traversées ou habitées, y sont lues comme d’immenses palimpsestes de pierre et de béton, peuplés de fantômes dont l’autrice s’attache à retrouver les vestiges sous la « surface à gratter » – cadavres oubliés ou non identifiés, comme dans ces « contes cruels, où on emmurait une fille vivante dans les premières tranchées d’une ville ».
Les traces personnelles au parfum d’enfance – généalogies, chansons, langues, livres, peurs et rêves, comme autant d’éléments configurant l’imaginaire – croisent des souvenirs bien plus anciens, des souvenirs « d’avant ma naissance », « sédimentés, jusqu’à devenir miens », donc partie prenante de notre mémoire collective. Car aussi subjectif qu’il soit, le je qui ici se raconte, par fragments et bribes subtiles, toujours incarné mais jamais narcissique, ne cesse d’appeler un nous, un commun, partageable et transmissible – et de se déporter ainsi vers le politique. En s’appuyant sur un bric-à-brac d’images, de choses vues, lues et entendues, clin d’œil au Sens unique de Benjamin, Terrhistoire invente une autre façon de raconter l’histoire, envisagée cette fois du côté des vaincus, sans cesser pour autant de questionner le présent : dans les reconfigurations architecturales des paysages urbains, dans les statues érigées ou déboulonnées, dans les discours mémoriels et les récits (mythes ou « contes ») que construisent, ajustent, oblitèrent les sociétés pour se dire et dire leur histoire, que signifient justement ces effacements, ces disparitions ? Car « (l)es traces, ça ne doit pas être comme les cailloux du Petit Poucet, une piste pour revenir en arrière, revenir au point de départ, mais le contraire, un signe vers ce qui n’est pas encore tracé. »
Alors, telle une patiente archéologue dans un terrain de fouilles sans fond ni frontières, Anne Roche exhume, attentive, délicate, ironique parfois, même si, dit-elle, « (o)n ne peut pas raconter un oubli ». Procédant par accumulation et montage (« Je fais mon Boltanski : je collecte des boîtes, des images, des chiffons »), elle constitue peu à peu une mosaïque d’une admirable érudition, agrégeant dans un cabinet de curiosités tout personnel, souvenirs, lectures, descriptions de monuments, de photographies, de cartes postales, retranscription de dialogues passés, reproduction de lettres, citations et autocitations, débuts de romans, rencontres, moments solitaires et collectifs, musique… en « une manière, toujours la même au fond, de disposer en roue, ou en prédelle, autour de la figure centrale (énigme, mais cela n’importe pas ; sans signification, assurément) quantités d’éclats et de fragments peut-être insignifiants en eux-mêmes, mais dont l’ensemble fera, sinon sens, du moins une espèce de signe. »
Il sera donc question ici de ce qui échappe au dire. Question d’un secret « qui a mis en branle ce texte, et qui n’en finit pas », que la langue traque, croit circonscrire et manque à restituer comme lorsque l’impeccable délié de la phrase, parfois, se suspend brutalement, se heurtant au silence, inscrivant l’idée de ruine sur la page même. Cet impossible pourtant, ce « buisson d’aubépines », « je ne me désole plus d’être impuissante à (le) relater (…), parce que je sais que cela subsiste, et irradie, et sustente, en dépit de mon incapacité à en rendre compte ». Un pénétrant, vivifiant, nourrissant aveu d’échec en quelque 250 pages.

Valérie Nigdélian

Terrhistoire
Anne Roche
Chemin de ronde, 256 pages, 22

Table rase ? Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°250 , février 2024.
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