Il doit bien y avoir un jour où tout s’éclaire, se met en place, il n’y a plus qu’à marcher tranquille, tout droit, mariée, deux enfants, un métier pas trop minable, racontez vos rêves d’avenir, un sujet de rédaction, j’avais eu une bonne note. L’avenir, quand je vois toutes ces années à passer dans les bouquins, j’ai un grand creux dans la tête, toutes ces choses que je ne sais pas encore et qu’il faudra écrire et dire. ». C’est comme ça que se projette l’héroïne de Ce qu’ils disent ou rien, le deuxième roman d’Annie Ernaux, paru en 1977. Elle est jeune, elle brûle, crache son désir des garçons, son dégoût des règles imposées par les adultes, à la maison-épicerie comme à l’école. L’Annie Ernaux de 2011, qui rassemble ses récits et ses romans dans un épais Quarto (Écrire la vie), en a écarté cette fille-là. Bien sûr on la devine au détour de La Place de La Honte ou des Années. Quelques traces, disséminées, d’une adolescence : la photo d’une robe suspendue au-dessus d’un bureau, la mention d’une relique intime gardée au fond d’un placard, une chanson d’Henri Salvador, C’était hier, un mot d’époque parmi d’autres, la « surboum ». Mais à quoi pense « la fille de 58 », celle qui s’appelle encore Annie Duchesne, qui va sur ses 18 ans et arrive comme monitrice dans une colonie de vacances de Basse-Normandie ?
Ce sont les « bribes de son discours intérieur » que l’écrivaine cherche à retrouver dans Mémoire de fille. Comme tant d’autres récits d’Annie Ernaux, celui-ci a la simplicité de l’offrande, la nudité de l’exposition : « C’était l’été. » Revenir dans sa peau d’avant, habiter à nouveau ses rêves enfuis, retrouver comme on relirait un de ses vieux journaux intimes, à la fois malhabiles et prophétiques, une époque sans mot adéquat pour dire ce que l’on ressent, une époque sans explication, ni morale, ni sociologie. Découvrir ce que c’est de découvrir – le désir avant la lecture du Deuxième sexe, la curiosité avant la honte, la peau d’un autre avant la sienne. Le désespoir et l’abandon. L’envie de se fondre avec les autres (« Avide de rencontrer ses semblables, ceux qu’elle imagine comme ses semblables. Qui la reconnaîtront comme leur semblable. ») et l’échec à faire corps avec le groupe, que ce soit à la colonie ou à l’école normale d’institutrices ensuite. Il suffit à Annie Ernaux d’un mot pour dire l’expérience de la sexualité, le « ravagement ». Pas ravage, plus que ravage, ravagement. En écho déformé au « rassurement » de la camaraderie féminine retrouvée après le lycée et grâce à laquelle elle s’échappe en Angleterre.
On sent une espèce de lyrisme écorché, d’urgence à saisir ce qu’est ce « présent antérieur » qui subsiste en soi, par-delà les temps.
Mémoire de fille a quelque chose de l’incandescence triste de la chanson de Violeta Parra, Volver a los diecisiete. On pense aussi aux épiphanies proustiennes, moments sauvés de l’oubli alors que le temps, comme elle l’écrit, pour elle « se raccourcit ». Annie...
Événement & Grand Fonds Avoir été
Huit ans après Les Années, Annie Ernaux revient sur son adolescence dans un magnifique récit, Mémoire de fille : une mémoire au féminin singulier qui cherche à contenir l’espace entre deux étés – à dire ce que c’est de devenir une femme et une écrivaine.