Un livre

Dossier Akhmatova. voyageuse du monde intérieur

de Alberto Ruy Sanchez

Editions Fondeurs de briques

En grand maître de la géométrie narrative, et en s’inspirant des ressorts du roman d’espionnage, Alberto Ruy Sánchez nous offre, avec son Dossier Akhmatova, un étonnant récit-collage fait d’histoires éclatées qui multiplient les sens du récit sans détruire son unicité. Conçu par addition, montage d’éléments hétérogènes agencés comme les innombrables pièces d’un puzzle composé de témoignages, de poèmes, d’extraits de lettres, de textes retrouvés dans les goulags de la Kolyma – textes écrits sur des bouts d’écorce de bouleau de la taille et de la forme d’une paume de main pour en faciliter la dissimulation –, ce livre se présente comme la vivante fresque d’une Russie intellectuelle qui allait passer de la touffeur artistico-lubrique de la serre poétique qu’était Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle, à la détresse et au désespoir des années révolutionnaires. Une période qui allait conduire au pire de l’histoire russe et dont Anna Akhmatova (1889-1966) a été solidaire pour le meilleur et pour le pire.
C’est son portrait que nous propose le livre, mais tel qu’il apparaît au fil des rapports et dossier secrets que l’Okrana, la police politique tsariste, puis la Tchéka, la police politique bolchévique qui devint le Guépéou puis le KGB, ont accumulés sur elle et les siens. Des dossiers auxquels a eu accès Véra Tamara Beridze, la narratrice, qui fut la surveillante secrète d’Anna Akhmatova autant que sa fidèle accompagnatrice sur le chemin de l’enfer. Membre du Guépéou, elle avait reçu pour mission de trouver comment Anna se débrouillait pour violer les ordres de Staline et parvenir à écrire et à diffuser clandestinement ses poèmes. Et pour l’aider dans son travail de pénétration des secrets d’Anna, elle avait été autorisée à consulter tous les dossiers déjà existants.
Le livre raconte ce qu’elle a découvert, qui est une histoire qui commence bien avant que Staline n’exerce le pouvoir absolu, et qui « n’est pas la grande histoire d’Anna Akhmatova que tout le monde connaît » mais « une chose très subtile, minuscule, contenant en germe tout ce qui surviendrait par la suite » et dont elle a été le témoin privilégié. Une somme d’informations qu’elle a réunie dans un dossier semblable à ceux qu’elle élaborait pour ses supérieurs, mais avec « une touche » bien spécifique : « le point de vue d’une autre femme qui fut bourreau et victime », qui fut sa complice en même temps que celle qui l’a trahie. Une duplicité due au fait, qu’adolescente, elle avait été amoureuse des mots d’Anna dont elle récitait par cœur les poèmes avec quelques amies. « Ce qu’elle disait nous touchait et faisait d’elle davantage une grande sœur qu’une mère. » Et c’est pour l’avoir lue et aimée qu’elle sera incapable d’aller au bout de sa mission et se retrouvera au goulag.
Mais nous n’en sommes pas là. Ce qui, dans le plus grand secret, mobilise Véra Tamara Beridze, c’est de comprendre pourquoi Anna intéresse tant Staline. Quelle est l’origine de cette « étrange...