Comment rendre compte d’un pays quand les repères, les certitudes et les grandes idéologies ont disparu ? Comment dire ce que sont les gens, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, de quoi est faite leur vie, sont-ils heureux, est-ce que c’était mieux avant ? Ils sont quatre principalement, quatre confrontés aux aléas d’une vie somme toute banale, mais marquée très fortement des doutes qui assaillent une société quand les certitudes se sont enfuies. Quatre personnages, Robert, Emilie, Mélanie, et Hervé, et quatre actes dont chacun porte l’un de leurs prénoms. Ils discutent, bavardent, échangent des banalités, se passionnent pour le blindage d’une porte et ses conséquences en matière de sécurité tandis que circule sur un téléphone portable la dernière échographie de Mélanie qui est enceinte. Nous sommes au cœur de la France d’aujourd’hui. Chacun cherche une place, sa place, et le couple Emilie/Robert ne sait pas où vivre : à Paris mais les loyers sont chers et les appartements petits, en province mais c’est nulle part, à la campagne là ça fait peur, alors chez les parents de Robert. Et ils déménagent sans cesse, invitent leurs amis à une pendaison de crémaillère, puis à une dépendaison, puis à un démolition day, où il faut tout casser faire du passé table rase. « Ils mènent leur vie en solo / Ils cherchent des colocations encore à trente ans / Ont fumé du haschich sans aller plus loin forcément / Se font des films (au sens figuré) parlent beaucoup (surtout d’eux-mêmes)… ». Les scènes se succèdent comme autant d’instantanés d’un quotidien troublé par les questions qui surgissent à l’improviste. Questions de société comme on dit aujourd’hui. Tous tentent de prendre place dans ce train de l’époque qui passe, d’en comprendre les enjeux, les règles, les modes de fonctionnement, d’essayer de coller au monde qui les entoure, mais en vain.
Alors il y a les moments de mise à distance, d’introspection ou de rêve. Prendre du recul pour analyser la situation, donner place à ses désirs, à ses envies, trouver des solutions, inventer une vie nouvelle avec ses utopies et ses fantasmes, faire le point, objectivement, et puis se retrouver au restaurant avec ses amis, et la conversation court de la politique au chômage et du dernier Houellebecq à la pratique du yoga, en passant bien sûr par quelques réflexions sur la vie provinciale ou les moyens pour les petits de se venger des grands : « Bah, les clients qui me faisaient trop chier, je crachais dans les cafés ». Et le monde petit à petit s’éloigne, le train passe. Ne restent plus que des voix, des bribes de récit entendus, des petits morceaux de vie, des blagues, et puis plus rien. « Emilie est seule dans l’appartement ; Julien, Simon et Robert ont disparu ; traînent çà et là des affaires de Robert, elle prend un vêtement et le secoue, nuage de poussière. »
Ronan Chéneau écrit un monde qui nous ressemble, avec ses musiques, ses séries télé, ses faits divers et ses thèmes à la mode. Le récit court d’un personnage à l’autre, avec des scènes intercalées, des retours, des digressions, sans jamais nous perdre, comme on parcourrait un monde en ruine plein de gens essayant de le reconstruire. Vouloir un monde nouveau, différent, d’accord mais par où commencer ? Robert se veut écrivain et tente d’écrire, sa vie, la vie : « J’aurais voulu que ces histoires soient différentes, qu’elles aillent à l’essentiel mais l’essentiel changeait sans arrêt ». Alors finalement, un biopic sur Napoléon… Les nouvelles vagues, normalement, recouvrent et effacent les anciennes, mais ces anciennes-là sont tenaces : et si on réinventait Led Zeppelin, si l’on faisait comme s’ils n’avaient jamais existé, si l’on réinventait le passé ? La mère de Robert rêve toujours de Neil Young.
Patrick Gay-Bellile
Nouvelles vagues
Ronan Chéneau
Les Solitaires intempestifs, 192 pages, 15 €