Lignes N°43 (les politiques de Maurice Blanchot, 1930-1993)
Pour éviter tout malentendu, il faut d’abord dire que la revue Lignes, laquelle publia souvent lettres et textes de Blanchot, y compris politiques, se devait de revenir sur ce que l’on ne savait que déjà trop, dès 1976 (le revue Gramma publiant quatre textes politiques des années 30) du/des passé(s) de Blanchot. Dire que cet examen critique, nécessaire et scrupuleux, n’écarte ni ne dévalue l’enjeu que l’œuvre de Blanchot a et tient dans la littérature de l’après-guerre. Lignes interroge au contraire ce qui put conduire un penseur si fin, dont la « conversion du fascisme à un certain communisme », dite exemplaire, à euphémiser, à minorer, à cacher, voire à dissimuler à ses amis et interlocuteurs, ce qu’il écrivit en son nom et parfois en tant que rédacteur de 1930 à 1940 dans différentes revues, telles que Le Journal des débats, Combat, L’Insurgé… Si l’on peut s’étonner que le volume constitué par Les Cahiers de la Nrf, paru cinq ans après sa mort (M. B. Écrits politiques, 1953-1993), n’ait pas jugé nécessaire de les y regrouper tous (alors que disponibles à la Bnf), afin d’en proposer une analyse méthodologique et historiographique, ce numéro de Lignes éclaire enfin ce qui, dans son œuvre, fit se croiser autant l’insoupçonnable que l’inavouable.
À presque 24 ans, et ce jusqu’en 1940, Blanchot fut un rédacteur scrupuleux d’une extrême droite nationaliste (maurassienne), « voire d’un fascisme à la française » (Philippe Lacoue-Labarthe), dont la violence (celle de son auteur) appelait au terrorisme et au meurtre politique, dont celui des représentants du Front Populaire, et de Léon Blum particulièrement. Celle-ci fut l’indice de la révélation d’un antisémitisme de pensée ambigu (c’est toute la question – que certains dirent « ponctuel », « modéré » ou « raisonnable » ! et que lui-même nia), mais elle constitua aussi la hargne de ses refus futurs, mot devenu alors leitmotive de ses engagements après-guerre. La longue analyse que donne François Raimondi est éloquente, par les contre-vérités ou imprécisions qu’elle rétablit, les citations qu’elle donne à lire, telle celle-ci, parue dans Combat (1936) : le Front populaire y étant jugé « un conglomérat d’intérêts soviétiques, juifs, capitalistes », qu’il faut rappeler « par la peur à la raison », c’est-à-dire « abattre ».
Comment penser le passage d’une écriture du refus, du rejet, de l’écart, de la rage, qui habite M. B. dès les années 30, à ce qui constituera son autre pensée (gauche radicale et philosémite), au moins publique de 53 à 93 ? Comment se reporter de l’un à (ou sur) l’autre, de l’insurgé et anticonformisme d’extrême droite fascisante à un certain communisme de pensée (dès 1953) tout dirigé contre De Gaulle, la Guerre d’Algérie (dont le Manifeste des 121), puis tendu vers les événements de Mai ? Comment entendre cette « conversion » alors que des explications peu claires, qui disent la préciser, masque le passé que Blanchot dénie presque* ? Les textes ici réunis, dont le très fort entretien entre Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard, y répondent tous (y compris en hypothèses philosophiques), de la trahison intérieure au désœuvrement, de la contrition à l’effacement, ou à cet « ébranlement de la rupture, qui emporte avec lui jour et nuit » (Michel Surya), c’est-à-dire vers ce que M. B. distinguait habilement de l’écriture (de jour) politique à celle de nuit (qui serait pensée et condition de la littérature).
Qu’il n’y a sans doute plus à distinguer l’une de l’autre, jusque dans l’emportement d’une pensée ayant voulu se penser au-delà de sa négativité, voire par-delà sa souveraineté à atteindre son « abandon sans limite », c’est ce que vise Surya en une analyse sans concession. Ce dernier rappelle aussi comment Blanchot, accusant Heidegger de ses erreurs (de 33-34), s’accusa lui-même, « la question centrale de [son] inconséquence (…) pos[ant] en permanence le plus grave des problèmes par rapport à sa pensée même ».
Emmanuel Laugier
Lignes N° 43
236 pages, 22 € ;
* Il faut comparer les textes ici cités avec la lettre publiée in extenso que Blanchot adresse à ce sujet à Roger Laporte, in : Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, passion politique (Galilée, 2011).