Peu importe qu’il ait été emprunté à un poème de Baudelaire, voilà un bien mauvais titre pour un si beau livre, des « récits au goût de larmes, âpres et cruels, récits d’hiver, de pluie sale et de rues boueuses, de mousson interminable comme si le ciel allait crever ». Le fil conducteur en est une femme à la peau « couleur d’argile » qui officie comme traductrice au sein des services français de l’immigration. D’où, tout de suite, la sensation de vertige occasionnée par des histoires terribles dont Shumona Sinha, indienne de naissance qui écrit en français, nous dit qu’elles sont tirées de la même pelote : « Les récits ressemblaient aux récits. Aucune différence. Sauf quelques détails, de date et de nom, d’accent et de cicatrice. C’était comme si une seule et unique histoire était racontée par des centaines d’hommes, et la mythologie était devenue la vérité. Un seul conte et de multiples crimes : viols, assassinats, agressions, persécutions politiques et religieuses. » Cela dit, il serait réducteur de limiter ce livre aux seuls récits d’itinéraires de « gens désespérés ». Il y est aussi question d’une réflexion sur la langue – « Ici, tout est dans la langue, dans les mots, entre les lignes » – qui peut être, lors des interrogatoires, outil de torture, facteur de libération ou matière à mensonges.
Loin de broder d’une manière répétitive sur la misère de ces « contes de peuples migrateurs », l’auteur a fait le choix de mettre la narratrice dans une position immédiatement inconfortable ; la traductrice ayant fauté, vous verrez comment et pourquoi, c’est son sort même en France qui est en jeu. Plus cette « trapéziste des langues » prend conscience de la violence du monde et du pouvoir des mots, plus elle semble perturbée quant à son identité et ses souvenirs personnels. Ce qui se dégage de ce livre quasi hypnotique à l’écriture très travaillée, c’est un questionnement sur la nature existentielle du lien avec nos racines au moment où il menace de se rompre.
Anthony Dufraisse
Assommons les pauvres !
Shumona Sinha
Points, 150 pages, 5,70 €
Poches Assommons les pauvres !
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Le Matricule des Anges n°138
, novembre 2012.