Yucca Mountain, dans le désert de Mohave (Nevada), est une montagne sacrée pour les Shoshones qui y vivent. Les autochtones amérindiens en possèdent la terre mais le traité de Ruby Valley en 1863 établit que les États-Unis peuvent y développer des complexes militaires et y extraire les minéraux. En 1951, le premier essai nucléaire a lieu. En quarante ans, le territoire shoshone devint le principal site d’essais nucléaires américains : 928 essais et leurs 620 kilotonnes de retombées nucléaires. 47 fois Hiroshima ! Autrement dit, le territoire le plus bombardé de la planète.
Depuis 1980, les États-Unis convoitent Yucca Montain pour y enfouir tous les déchets nucléaires du pays. Obama interrompt le projet en 2009. Trump en 2017 le relance sans aboutir. En janvier 2025, Wright secrétaire à l’énergie de l’administration Trump affirme que « Yucca Montain reste une option viable ».
C’est à 140 km de là que John d’Agata passe l’été 2005. Il aide sa mère à s’installer à Las Vegas « qui signifie prairies en espagnol, havre luxuriant ainsi baptisé depuis 1829 pour les kilomètres de paisible verdure qu’il offrait aux pionniers ». On peine à imaginer que ce temple du divertissement mortifère ait pu un jour être une oasis au milieu du désert. D’Agata apprend que si Yucca Montain obtient les autorisations nécessaires, le projet pharaonique d’enfouissement est sur le point de voir le jour. L’écrivain se lance à corps perdu dans une enquête, il rencontre politiques, lobbyistes, scientifiques, riverains, autochtones et d’interviews en archives, il rédige ce qu’il nomme « un essai ».
Yucca Mountain est le récit littéraire de ses investigations qui nous mènent au cœur d’une entreprise de désinformation hallucinante. On y retrouve des politiques véreux, des écologistes, des activistes mais aussi des professeurs en sociologie, en psychologie car Yucca Mountain est moins une réflexion sur le sort réservé aux déchets nucléaires aux USA que sur toutes les stratégies pour faire accepter un projet ubuesque, démesurément coûteux et voué à l’échec. « John Bartlett, ancien directeur de recherche du projet a constaté que les travaux scientifiques que nous menions… ne pouvaient décemment pas répondre aux critères initialement appliqués au site de stockage. C’est la raison pour laquelle le département de l’énergie a modifié ses règles scientifiques, afin que la montagne se plie plus facilement aux normes ». Mais depuis quand une montagne se plie-t-elle ?
La porosité de la roche est problématique, tout autant que le refroidissement des déchets, leur transport à travers le pays, la consommation en eau en plein désert, les risques sanitaires, etc. Et puisque l’inertie de la radioactivité est tout de même importante (4,5 milliards d’années pour l’uranium) un comité de linguistes, d’anthropologues, de sémiologues, d’artistes se réunit pour décider de la manière dont on pourrait dans 10 000 ans informer les êtres vivants de la dangerosité du site de Yucca Mountain. Quel langage, quel symbole utiliser pour une civilisation à venir ? Un cri comme celui de Munch pourrait-il suffire ? Et surtout quel support suffisamment résistant choisir pour y figurer le code choisi ? C’est proprement du délire mais c’est toute cette étendue du problème que d’Agata embrasse. Sa recherche est passionnante car elle pointe les impensés de notre époque mais aussi le déni dans lequel nous vivons face à la réalité. Ainsi, « le problème de l’approche moderne de l’évaluation des risques » s’appuie sur une « conception probabiliste des risques plutôt que sur la pire hypothèse, conception possibiliste », « comme pour le Titanic ». Notre incapacité à envisager le pire se double de celle consistant à concevoir les effets d’une catastrophe technologique. Alors qu’une catastrophe naturelle a un début, un milieu et une fin, une catastrophe technologique de type Tchernobyl ne possède ni milieu ni fin « sauf à cesser d’y penser » précise un professeur. Il semble que lorsque les formes narratives habituelles sont transgressées, elles mettent en échec l’intelligence humaine.
Tout comme certains faits que la science échoue à élucider. Tout comme certains actes auxquels l’écrivain se confronte en acceptant l’été 2005 de se porter volontaire au centre de prévention du suicide de Las Vegas. « J’ai pensé que cela me donnerait quelque chose à dire sur Yucca Mountain » parce que la bêtise à insister dans une voie ou le mystère qui nimbe les motifs d’un suicide participent de la même énigme et de l’impossibilité pour l’homme à pouvoir tout connaître, tout comprendre. C’est alors peut-être qu’une montagne aride et solitaire ou la chute silencieuse d’un Icare (il s’appelait Levi) en 9 secondes de la tour Stratosphère de Las Vegas incarnent une seule et même image de notre fragilité.
Christine Plantec
Yucca Mountain, de John d’Agata
Traduit de l’américain par Sophie Renaut, Tusitala, 164 p., 9,90 €
Poches Malaise dans la civilisation
juillet 2025 | Le Matricule des Anges n°265
| par
Christine Plantec
Entre drame écologique et humain, le récit de John d’Agata, réédité en poche, tresse un portrait tragique des États-Unis.
Un livre
Malaise dans la civilisation
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°265
, juillet 2025.

