En Amérique du Sud – en Argentine pour ce roman d’Eugenia Almeida – de jeunes auteurs reviennent sur l’histoire récente de leurs pays. Les cartels de la drogue pour certains, les juntes militaires pour d’autres, et pour chacun un sale passé qu’ils n’ont pas connu ou seulement entrevu durant leur enfance. Comme si cette génération devait s’en emparer pour la fondre en un nouveau matériau littéraire.
Dans L’Autobus, l’époque n’est pas précisée, mais sans doute sommes-nous sous le régime du général Videla ou Viola (1976-1983). Temps de meurtres, de torture, d’enlèvements et de répression contre les opposants de gauche et les péronistes qui se solda par 30 000 disparitions, et ce « pacte » des militaires en Amérique du Sud connu sous le nom d’« opération Condor ».
« Le silence, c’est la santé. »
Eugenia Almeida traite cette histoire nationale en creux, elle en dit le moins possible, elle reste au ras des personnages – ce qu’ils savent, ce qu’ils taisent et ce qu’ils supposent –, autour d’un fait autant banal qu’étrange : l’autobus quotidien ne s’arrête plus. Au contraire, le chauffeur accélère quand il pénètre dans ce bourg perdu. Puis c’est une barrière de niveau que l’on ne relève plus. Une locomotive serait immobilisée quelque part en campagne. Un couple d’étrangers supposé illégitime sème le trouble puis disparaît. On entre dans l’intimité d’un avocat dont le monde semble se dérégler au fil des jours.
La rumeur court d’une rive à l’autre de la voie ferrée, frontière sociale et culturelle : « Ici, les choses sont très claires. Le village réel, le seul vrai village, il est de ce côté-ci des voies. Et vous le savez. De l’autre côté, il y a des fermes, la campagne, deux ou trois types qui se croient malins… - Des gens. -… des putes. Des putes, des délinquants, des voleurs, des vagabonds, des ivrognes. Ils ne sont pas comme nous. »
Le temps s’appesantit, l’atmosphère devient oppressante et le vernis social se craquelle. Chacun s’interroge, le bourg est comme coupé du monde. Une mystérieuse décision a sans doute été prise mais personne ne la comprend encore. De ce silence qui soude les habitants remontent peu à peu des histoires de « subversifs », de ceux dont on ne parle pas par mesure de sécurité.
Eugenia Almeida parvient ainsi à évoquer ce que peut être le quotidien sous un régime militaire, la vie banale et la lâcheté qui l’autorisent, ce besoin de tranquillité et cette volonté de ne pas réellement savoir qui le maintiennent en place. Par images et microfaits, petites touches descriptives, phrases brèves et style cinématographique, ce roman rend palpable les résonances intimes d’un lien au pouvoir oppresseur, une façon de rester aveugle et d’obéir malgré tout.
Le bus s’arrêtera à nouveau et la vie reprendra, comme on recouvre un cadavre. Nous sommes en Argentine mais nous pourrions être ailleurs. Ainsi, le commissaire de ce village exemplaire dit : « Le silence, c’est la santé. »
Christophe Dabitch
L’Autobus
Eugenia Almeida
Traduit de l’espagnol (Argentine) par René Solis
Métailié, « Suites », 127 pages., 7 €
Poches Le livre de la junte
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
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