Traduits en grand nombre depuis les années 1980, les romanciers japonais font maintenant partie de notre culture. Mais il demeure de nombreux domaines de la littérature narrative à découvrir. Comme l’unique roman d’un contemporain de Tanizaki, Errances dans la nuit, de Shiga Naoya (1883-1971), ou les récits de La Treizième Nuit de Higuchi Ichiyô (1872-1896), dont le portrait orne aujourd’hui les billets de 5000 yen de la Banque du Japon.
Mûri pendant seize ans, publié en deux fois (1921 et 1937) et considéré par son auteur comme son œuvre majeure (il est l’auteur de très nombreuses nouvelles), le roman de Shiga Naoya relève du « récit de soi ». Il conte les heurs et malheurs d’un jeune romancier, Kensaku, dont la vie va se trouver déchirée par deux très graves crises qui l’affecteront plus que cruellement. Issu d’une famille aisée, ce citadin lettré va d’abord échouer dans sa tentative d’épouser une jeune fille de son entourage. Se heurtant sans comprendre aux refus multiples et obstinés des deux familles, il finit par en apprendre la raison : il est le fruit des relations incestueuses entre sa mère et son grand-père. En proie aux « charivaris intérieurs » qu’on imagine, il va mener une existence dissolue, fréquentant les geishas tout en continuant à croire à l’existence de la femme rêvée. Mais l’âme imprégnée d’ombre, il doit surtout lutter contre le sentiment de malédiction et les fausses solutions, comme s’unir à celle - de vingt ans son aînée - qui fut la concubine de son grand-père. Jusqu’à la rencontre de celle qu’il épousera, croyant retrouver dans ce mariage une forme d’équilibre, hélas vite rompu par la mort d’un enfant, ses accès de mélancolie et le faux pas de Naoko, sa femme, un adultère involontaire avec un de ses cousins. Il arrivait à son épouse ce qui était arrivé à sa mère. Réalité insupportablement répétitive et nouvelle chute. « Ce serait sans importance si ce souvenir s’effaçait complètement de notre pensée, à l’un comme à l’autre… Mais si j’étais le seul à ne pas oublier quand Naoko n’y penserait plus du tout ?… ou si elle donnait l’apparence d’avoir tout oublié…, est-ce que je m’en accommoderais, sans sourciller ?… (…) Le cas le plus terrible à envisager, ce serait que l’un comme l’autre fissent semblant d’avoir oublié alors qu’ils y penseraient toujours. » Ecartelé entre des sentiments contradictoires et une sensualité exacerbée - « il allait jusqu’à vouloir entendre de la bouche même de Naoko une description détaillée de ce qui s’était passé quand elle avait commis sa faute » -, Kensaku choisira la fuite dans les montagnes…
Sur fond de vie quotidienne, de voyages, d’évocations de paysages et de saisons - « Ah ! le goût du saké devant un paysage de neige !… » -, c’est essentiellement aux mécanismes psychologiques que s’attache Shiga Naoya. Cinq cents pages d’une écriture très économe de ses effets, d’errances dans la nuit d’une âme affrontant son destin.
La sophistication des chignons et le sens du détail.
Les illusions de l’amour, l’éternel combat entre destruction et espoir, le fardeau de la fatalité, nous les retrouvons au cœur des cinq récits dus à Higuchi Ichiyô, dont l’œuvre est aussi brève qu’intense - une quinzaine de nouvelles en quatre ans - juste avant que la tuberculose ne l’emporte, à 24 ans. Si son « génie exceptionnel » fut salué très tôt - c’est la première femme du Japon moderne dont l’œuvre soit passée à la postérité -, elle le doit à une écriture dont la caractéristique première est d’émouvoir. Installant d’abord le décor - un mélange très japonais d’émotion culturelle et de plaisir presque physique -, Higuchi Ichiyô procède ensuite par plans-séquences nous rendant directement témoins des événements. Des nouvelles qui disent l’amour contrarié, l’injustice du sort des femmes, bafouées, meurtries, victimes des mœurs d’une époque - l’ère Meiji (1868-1912) - où la loi tolérait l’adultère masculin et le système des concubines. Des femmes confrontées au malheur d’être belle et de s’être mariée à quelqu’un d’un milieu plus élevé que le sien, au monde des geishas ou encore à la fougue juvénile rencontrant la folie de l’amour. « Penser à lui la faisait trembler. »
Des flocons et des fleurs, la lune et les pins, le bruit des socques de bois et l’odeur de l’encens à moustiques, la sophistication des chignons et le sens du détail - « Ses lèvres étaient chargées d’un rouge si criard qu’elles faisaient penser davantage à un chien mangeur d’homme qu’à une courtisane » -, tous les signes font sens et servent comme d’écrin au drame qui se joue, rendant plus vains et pathétiques les efforts de tous pour échapper à l’implacable destin. Une petite merveille d’intelligence sensible.
Errances dans la nuit de Shiga Naoya
Traduit du japonais par Marc Mécréant, Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 516 pages, 25 €
La Treizième Nuit et autres récits de Higuchi IchiyÔ, traduits du japonais par Claire Dodane,
Les Belles Lettres, 192 pages, 17 €
Domaine étranger Nuit et splendeur
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Richard Blin
C’est le vertige exalté et tragique que peut être la vie, que révèlent l’unique roman de Shiga Naoya et les récits de Higuchi Ichiyô.
Un livre
Nuit et splendeur
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.