Parmi les témoignages des événements d’Hiroshima et de Nagasaki, le livre de Tôge Sankichi, paru deux ans avant sa mort en 1953 (il avait 36 ans), n’avait jamais été traduit. Après Pluie noire de Masuji Buse, ou les Notes de Hiroshima de Öé Kenzaburô, les Poèmes de la bombe atomique n’en sont pas moins un ouvrage de même importance. Le poème « Vieille mère », par exemple, est d’une pudeur bouleversante : « hier quelqu’un du bureau / a apporté/ cette dent de devant à couronne d’or / exhumée juste à l’endroit / où se trouvait la chaise de votre fils ». On comprend que le fils est devenu l’une des ombres errantes que les deux bombes atomiques jetées les 6 et 9 août 1945, soufflèrent en quelques secondes. Davantage qu’un document, les poèmes de ce livre condensent et concentrent ce que l’effarement poétique, l’horreur de la situation de destruction massive de l’espèce humaine, ne put que lier à l’éthique : les poèmes de Tôge, qui fut irradié, ont été écrits de 1949 à 51, avec la honte, dit-il, de ne livrer de cette déflagration que quelques traces de silhouettes hagardes, écrasées ou brûlées vives. Ses poèmes sont des laisses d’énergie, ils endurent la description à faire des restes, des ciels cendreux, de l’abandon des morts et de la volonté que les irradiés ont de survivre. Ils ressemblent à ces deux mains de femme repliées vers l’intérieur de sa poitrine que Tôge compare à de petits oiseaux secs recroquevillés. En cela, ce livre est une résistance au macabre, à la déréliction. Il dit l’horreur sans détour, celle-ci ne se justifiant que d’être passée de l’inimaginable à la réalité elle-même.
Dans la « Chronique de l’entrepôt », la seule prose du volume, Tôge s’approche d’un bâtiment, et voit à l’étage que les « ombres noires des touffes de cheveux brûlés et frisés - des toisons des aisselles, de jeunes pubis - font stagner de l’obscurité immobile au creux des contours déformés des membres et des corps enchevêtrés ; seuls les yeux sourdement blancs, minces, restent sans se fondre dans cette obscurité stagnante ». Ce livre, il faut le comparer à L’Espèce humaine de Robert Antelme : le refus du spectaculaire est aussi pour Tôge la logique même où se construit le lien entre vérité et histoire, à l’exemple de ce constat presque littéral : « ce matin-là / un éclair de dix mille degrés / a imprimé sur une épaisse dalle de granit / les hanches de quelqu’un ».
POÈMES DE LA BOMBE ATOMIQUE
de TÔGE SANKICHI
Traduit du japonais par Ono Masatsugu et Claude Mouchard, préface de Claude Mouchard, Éditions Laurence Teper, 176 pages, 18 €
Poésie Bombe atomique
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Emmanuel Laugier
Un livre
Bombe atomique
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.