La Cornouaille romantique et sauvage abrite un maintenant vénérable monsieur, aux allures de grand-père popote, qui dédie d’ailleurs son dernier ouvrage à ses petits-enfants « nés et à naître ». La vingt et unième histoire de John le Carré n’est pourtant pas destinée à faire rire les enfants, mais plutôt à leur glacer les sangs.
Le Carré fut lui-même, dit-on, espion au service de l’Angleterre. Ses romans, dans des temps antérieurs, ont fait chou gras de la guerre froide : entre l’est et l’ouest, des transfuges, des affaires de famille, des agents doubles, des traîtres tout court, et un héros récurrent, Smiley. Figure désormais mythique, ce petit bonhomme un peu gras, redoutable et mélancolique, fut comme l’avènement de la littérature d’espionnage, et le symbole d’un Empire encore digne.
Mais Smiley et consorts étaient très liés à une période de l’histoire : il aurait été malvenu de les ressusciter aujourd’hui comme si de rien n’était. Et leur créateur n’a pas caché qu’il lui fut difficile de changer de matière. C’est donc un peu en tremblant qu’on ouvre Un homme très recherché. « On ne peut guère reprocher à un Turc champion de boxe poids lourd déambulant dans une rue de Hambourg au bras de sa mère de ne pas remarquer qu’il est suivi par un grand échalas en manteau noir » : cette première phrase dit surtout une certaine hâte à dessiner le cadre - l’Allemagne comme territoire d’affrontements occultes, l’Islam comme éventuelle menace. Trop d’actualité ressassée, de pittoresque journaleux ? Au contraire, le roman dresse le portrait d’une société mondialisée presque banale, celle dont on perçoit bien quelques parties dans nos expériences quotidiennes, mais de manière parcellaire ou oublieuse. 359 pages font ici, en style simple, la somme de ces parties, en se saisissant de ce qui pourrait paraître des figures quelque peu caricaturales : un clandestin musulman et peut-être tchétchène, une avocate associative et adepte du bio, un banquier vaguement désabusé et mauvais père, sa secrétaire un brin sévère… et les gouvernements qui s’actualisent plus ou moins efficacement sous les traits d’agents secrets.
Cet éventail représentatif prend pourtant vie et chaleur au fur et à mesure des portraits et surtout des scènes de dialogues ou d’interrogatoires qui tissent, pour l’essentiel, la trame des chapitres. « Affublée à vie du prénom d’une tante vieille fille, envoyée par ses riches parents dans l’école religieuse huppée de Hambourg pour de jeunes filles de bonne famille, elle en était sortie pétrie d’austères vertus allemandes, chasteté, zèle, piété, honnêteté et dignité, jusqu’à ce qu’un sens de l’humour ravageur doublé d’un scepticisme salutaire vienne tout gâcher » : il semblerait que tout réside dans ce « jusqu’à ce que ». La narration se tient sur cette haute crête, comme si l’on avait posé sur la table les assiettes, les verres et les couverts, les antipasti et les plats de résistance, jusqu’à ce que quelqu’un tire sur la nappe d’un coup sec. Au nom de règles que Le Carré himself avait résumées dans un article paru dans le Times, en 2003 où commença l’invasion de l’Irak : « Dieu a désigné les Etats-Unis pour sauver le monde de la façon qui conviendra aux Etats-Unis. Dieu a désigné Israël comme le lien de la politique des Etats-Unis au Proche-Orient (…). Pour être membre de l’équipe, il faut croire au bien absolu et au mal absolu ». Parti de là, le roman saccage ces principes qui fabriquent l’histoire générale de ce début de siècle, et énerve les certitudes « couillues » sous lesquelles ploient sans broncher nos sociétés. Ceci sans se départir d’une écriture fort civile : si Le Carré semble avoir perdu l’espoir des lendemains meilleurs, il parle toujours depuis une civilisation élégante.
Un homme très recherché de John Le Carré - Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin, Seuil, 360 pages, 21,80 €
Domaine étranger L’Anglais n’est pas sans peine
janvier 2009 | Le Matricule des Anges n°99
| par
Gilles Magniont
John Le Carré met en scène le gâchis du monde présent, dans un roman sans défaut et très âcre.
Un livre
L’Anglais n’est pas sans peine
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°99
, janvier 2009.