Il y a toujours quelque chose de souffreteux, une démarche claudicante, comme un manque de confiance, à moins qu’il ne s’agisse de pratique exorciste, un prix à payer, dans la manière dont Javier Cercas élabore ses romans. Ses héros, toujours des prolongements de lui-même, semblent obligés de se rassurer pour écrire. Ainsi mélange-t-il faits avérés ou personnages réels avec des éléments de fiction et construit ses récits en s’appuyant sur des témoignages. À la fois narrateur et acteur, il n’arrive finalement qu’à écrire le roman d’un roman, mais quel roman ! Au début d’À la vitesse de la lumière, histoire assez complexe, un étudiant espagnol, le double de Cercas, se lie d’amitié avec Rodney Falk à l’Université d’Urbana aux États-Unis. Il avoue à cet être fantomatique, de dix ans son aîné, son désir de devenir écrivain. Le sarcastique Américain le met en garde, évoque la vanité de la littérature, et les transformations que le succès inflige. « Dans un roman, ce qui n’est pas raconté est toujours plus important que ce qui l’est, m’a-t-il dit un jour. Je veux dire que les silences sont plus éloquents que les mots, et que tout l’art du narrateur consiste à savoir se taire à temps : c’est pour ça que, dans le fond, la meilleure façon de raconter une histoire, c’est de ne pas la raconter. » Leurs relations houleuses mettent l’amour-propre de l’Espagnol à rude épreuve. Un jour Falk disparaît. « Cercas » apprendra du père de Falk sa terrible histoire. Dans les années soixante-dix, Rodney Falk défendait des thèses antimilitaristes. Face à l’opposition paternelle, il s’engagera. Intégré dans la Tiger Force, il sera pris avec ses compagnons de folie meurtrière. Le père suivra cette évolution à travers ses lettres. « Il n’est pas de plaisir comparable à celui de tuer, il n’est pas de sensation comparable à celle, si prodigieuse de tuer, d’arracher à un autre être humain, absolument identique à nous, absolument tout ce qu’il possède… » Difficile alors de réintégrer la vie civile, dans un pays où l’opinion finira par condamner cette guerre, cette défaite. Cette histoire pour un temps s’arrête là.
Deuxième tableau, « Cercas » rejoint son pays avec un fardeau, les lettres de Falk à sa famille. Il devient écrivain, se marie, a un enfant, connaît le succès ; grisé, il délaisse les siens jusqu’à ce que femme et enfant disparaissent dans un accident de voiture. « Cercas », abattu, perd le goût de vivre et celui d’écrire. Liant sa faute à celle de Falk, il part à sa recherche, apprend son suicide, rencontre sa femme et son enfant, exact reflet de sa famille perdue. Il se sent alors obligé de réécrire et se rend alors compte qu’il a été mystifié par l’ex-GI. Ce dernier ayant élaboré une stratégie et contribué à créer un écrivain qui puisse raconter son terrible secret. L’Espagnol s’apercevra alors que cette stratégie, sans qu’aucun des protagonistes ne se soit concerté, se révèle familiale. Le père en donnant les lettres, le fils en faisant des révélations intermittentes, enfin l’épouse en racontant la fin de vie de son mari. Tous pousseront Cercas à écrire la mort et l’horreur.
Dans Les Soldats de Salamine (Actes Sud, 2002), un des premiers romans espagnols sur la guerre d’Espagne, c’est le soutien d’un autre écrivain, Roberto Bolaño, qui l’avait conforté dans la narration. Le fougueux Chilien, devenu héros de papier, lui avait permis de retrouver le témoin central du roman, un républicain ayant refusé d’exécuter un dignitaire franquiste. Une histoire de guerre fratricide, et de rédemption. Le roman connut un beau succès. C’est de ce succès et de ses dommages collatéraux que Cercas dans À la vitesse de la lumière paraît vouloir se repentir. Ici, un ancien GI (personnage réel, de fiction ?) lui fait écrire ce qui ne peut être dit. Une vision de l’art de la guerre, magnifiant le plaisir de tuer, hypertrophiant le corps du guerrier, le faisant passer dans une dimension divine, à l’instar du personnage incarné par Marlon Brando dans Apocalypse Now. « On se prenait pour des dieux, disait la voix. Et, dans un sens, on l’était. On avait le pouvoir de disposer de la vie de qui on voulait, et on exerçait ce pouvoir. » En miroir à cette sorte de culpabilité d’avoir trouvé la guerre trop belle, Javier Cercas racontera comment le succès littéraire l’a gangrené au point de le transformer en être cynique et amoral. L’histoire passera alternativement d’un tableau à l’autre. Mais les deux culpabilités ne fusionneront pas. Seules les deux souffrances, les deux sentiments de perte, d’inutilité, de désirs suicidaires y parviendront. Bâti à partir de dialogues tendus, incisifs, d’actions violentes, ainsi que de rapports introspectifs, le roman joue sur les non-dits, les silences qu’il met en résonance avec la fulgurance de l’action meurtrière. Au-delà du bien et du mal, il y a ici une communion entre le désir, le fait « barbare, contre-nature » d’écrire et celui de tuer.
« Pendant des années, je n’ai pu oublier aucune des personnes que j’ai vues mourir, disait la voix. Elles m’apparaissaient constamment, comme si elles étaient encore vivantes et ne voulaient pas mourir (…) elles ne me demandent pas de leur rendre des comptes et je ne le fais pas. (…) elles veulent vivre en moi. Je ne me plains pas parce que je sais que c’est juste. » Si Rodney Falk se pend quelques mois après ses révélations, « Cercas » jurera que ce roman sera publié sous un pseudo. « Ce sera un roman apocryphe, comme ma vie clandestine et invisible, un roman faux mais plus réel que s’il était vrai. » L’élaboration d’un scénario aussi complexe, aussi perturbant, nécessite une grande puissance de réflexion, beaucoup d’autodérision et pas mal de talent. Mais pour quel Cercas, celui du roman ou l’autre ?
À la vitesse
de la lumiÈre
Javier Cercas
Traduit de l’espagnol
par Elisabeth Beyer
et Aleksandar Grujicic
Actes Sud, 287 p., 21 €
Domaine étranger Apocalypse Cercas
septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76
| par
Dominique Aussenac
Entre apologie de la guerre et bûcher des vanités, l’écrivain espagnol raconte comment une amitié improbable lui intime de témoigner. Une audacieuse mise en abîme de l’acte d’écrire.
Un livre
Apocalypse Cercas
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°76
, septembre 2006.