Voici un fonctionnaire comme les aime notre ministre de l’Intérieur : obséquieux envers la hiérarchie et prêt à tout pour remplir sa mission. Inspecteur aux Renseignements Généraux, le narrateur écrit à ses chefs une série de « notes blanches » pour rendre compte du travail qu’on lui aurait confié : infiltrer des délinquants. Nous lisons donc une série de courriers envoyés par notre héros du 6 janvier au 29 août 2003. Des notes blanches, qui, sous l’emprise du haschich et de l’amour vont prendre pas mal de couleurs et de liberté…
Avant d’évoquer le style littéraire propre au rapport policier tel qu’il est joyeusement abordé par Lydie Salvayre, recopions la définition du délinquant en vigueur chez les forces de l’ordre : « sont considérés comme délinquants tous les enfants ou adolescents vivant dans une cité en zone péri-urbaine, dont les ancêtres, originaire du continent africain, portaient un anneau dans le nez ou un turban sur la tête (surmonté d’une plume). » Cela fait, avec les préjugés qui composent toute la pensée de la police, pas mal de suspects potentiels.
L’inspecteur Arjona a donc décidé de limiter son champ d’infiltration à la bande de jeunes qui se réunissent dans le hall du bloc 26 de la Cité des Arcs à Combeil. Choix sûrement dicté par la présence, dans le groupe, de la belle Dulcinée avec laquelle il envisage d’ « user de toutes les tactiques pour obtenir les confidences d’icelle, et, le cas échéant, de la tactique fornicatoire. » Voici ses supérieurs, et nous avec, prévenus. Pour ce faire, l’homme doit abandonner son apparence policière. Casquette de rappeur vissée à l’envers sur la tête, Nike aux pieds, l’inspecteur apprend le lexique ad hoc et « à estropier le verbe croire au présent de l’indicatif de la façon qui suit : je crois tu crois il croit nous croivons vous crovez ils croivent ! » Et il passe le plus clair de son temps, en compagnie des suspects, à fumer joint sur joint en reluquant « la mutique Dulcinée Savedra (…), qui a le chic d’imprimer à ses muscles fessiers des mouvements de rotation absolument étourdissants ». Avouons qu’avec son regard absent, son silence absolu et son absence au monde, la belle fait preuve d’un caractère bovin.
Mais Arjona, grand admirateur de S.A.S., découvre à travers elle une part insoupçonnée de lui-même. L’amour et sa mission le conduisent à faire de son appartement le Q. G. de la bande (d’où seront lancés des œufs et des canettes de bière sur les forces de police). Son infiltration est un succès à ceci près : « Dulcinée le désespère (…) pourquoi baise-t-elle avec n’importe qui (sauf avec lui) ? »
On sent monter l’inquiétude de ses supérieurs face au glissement progressif de l’inspecteur qui suggère entre autres de « former les cadres de la police à la lecture poétique et à les amener à organiser des récitations publiques ». Si l’on rit beaucoup à lire cette charge contre notre univers sécuritaire, c’est que le roman se nourrit d’une forte richesse d’écriture. Lydie Salvayre trempe sa plume dans différents registres de langue : le style rapport dont « le soussigné » se sert comme d’un garde-fou, le style scientifique d’une rationalité mécanique, le style amoureux où la naïveté se vêt d’un lyrisme saisissant, le style familier enfin des délinquants où les injures sont des armes inoffensives. Le mélange de ces langues, en un seul mouvement, opère à merveille et affûte les pointes ironiques de l’écrivain. Impertinent, Passage à l’ennemie s’ancre dans une actualité proche et renvoie au discours sécuritaire son écho carnavalesque et cinglant. Du grand art.
Passage à l’ennemie
Lydie Salvayre
Seuil
198 pages, 15 €
Domaine français Aimez la police
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Thierry Guichard
En incarnant un inspecteur des RG, Lydie Salvayre balaie l’ordre sécuritaire d’un grand éclat de rire.
Un livre
Aimez la police
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.