Insatiable la passion du concret, chez Philippe Claudel, une passion pour la vie, pour ces successions de moments de sang ou de grâce qui la font et la défont. Depuis Meuse l’oubli (1999) en passant par Quelques-uns des cent regrets, J’abandonne et Les Petites Mécaniques (Prix Goncourt de la Nouvelle 2003), il s’attache à regarder cette réalité en face. Avec une sorte de perception aussi intuitive qu’animale, c’est le filigrane du vivant qu’il met à nu, tous ces petits riens qui décident de l’amour ou de la mort, du bonheur ou du malheur, et qui donnent ou ôtent à une existence sa lumière et ses couleurs.
Avec Les Âmes grises c’est l’extrême élasticité de la frontière entre le Bien et le Mal qui est sondée. Nous sommes en décembre 1917. C’est la Grande Guerre, la boucherie méthodique. Une fillette est retrouvée morte assassinée. Qui l’a tuée ? Le procureur solitaire et glacé ? Le petit Breton déserteur ? Un maraudeur ? Des années plus tard, le policier qui a mené l’enquête raconte. Il nous ouvre ses cahiers, ceux sur lesquels il a consigné ce qu’il sait des différents protagonistes de l’Affaire, mais aussi tout ce qui, de sa propre vie, est venu interféré avec son enquête. Car lui aussi cache un secret. D’où un récit non linéaire où l’enchevêtrement du passé et du présent, de l’intime et de l’émotion, conduit à une vision oblique et distanciée des faits. Si bien que chaque éclaircissement apparent ne fait, en définitive, que compliquer un peu plus les faits, révélant leur insoupçonnable profondeur. Alors, il doute (« A quoi sert tout ce que j’écris, ces lignes serrées comme des oies en hiver et ces mots que je couds en n’y voyant rien ? (…) J’avance sur ces lignes comme sur les routes d’un pays inconnu et tout à la fois familier »), se confie, avoue, et, ce faisant, c’est toute la dynamique de la perte qu’il nous donne à ressentir, le travail de la mort à l’œuvre partout : sur le champ de bataille, dans les têtes (« On tue beaucoup dans une journée, sans même s’en rendre compte vraiment, en pensée et en mots. Au regard de tous ces crimes abstraits, les assassinats véritables sont bien peu nombreux, si l’on y réfléchit ») et jusque dans l’accouchement.
En un jeu subtil de symétries cachées, de réverbérations, d’échos à distance, le récit traque les affleurements de ce Mal dont nous sommes tous les otages, qu’il surgisse du dehors (la guerre) ou du dedans (la pulsion ou la perversion). Chant funèbre en même temps que livre de vie, ce roman qui ressuscite avec beaucoup de justesse la société de l’époque monde où les différents statuts sociaux déterminaient des clivages radicaux n’en est pas pour autant un livre triste. S’il évoque des vies dévastées ou désertées, c’est pour mieux sertir en leur gloire éphémère ces moments qui font « croire que le mal n’est qu’un rêve et la douleur une tromperie de l’âme », ces miettes d’or que sont le mystère d’un regard, la douceur d’une peau, la beauté des fleurs. « Je ne savais pas qu’on pouvait parler des fleurs. Je veux dire, je ne savais pas qu’on pouvait parler des hommes rien qu’en parlant de fleurs, sans jamais prononcer les mots d’homme, de destin, de mort, de fin et de perte ». Mais encore faut-il être capable de « voir les vivants », de constater, par exemple que la même beauté peut venir et revenir, naître et mourir, apparaître et disparaître sous les traits de différentes jeunes filles… Un livre peuplé d’ombres et de fantômes, beau comme la rencontre du désir et de la mort.
Les Âmes grises
Philippe Claudel
Stock
285 pages, 18,80 €
Domaine français Voir les vivants
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Richard Blin
Entre innocence et culpabilité, explication et expiation, Philippe Claudel explore la face cachée de nos vies.
Un livre
Voir les vivants
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.