Bienvenue à Cotnar, ou plus exactement à Cotnari, commune de la Moldavie roumaine située aux portes de l’Ukraine, et nichée dans le plus grand terroir viticole de Roumanie, réputé pour son AOP Grasā de Cotnari.
Dans les pages de ce court récit, la ville est dominée par les vignes d’un vieux boyard, Maître Manole Arcasch, que l’on présente au narrateur, un jeune magistrat fraîchement nommé (il est l’adjoint du juge de paix), comme un homme aux mœurs dissolues. Selon les ragots colportés par les membres les plus influents de la commune (du juge au médecin), il aurait tué plusieurs femmes, et à en croire le maire il aurait chez lui une collection de livres pleins de photos de femmes nues. Il faut dire aussi que sa richesse suscite la jalousie, qu’il vit dans son manoir à bonne distance des autres villageois, et qu’il témoigne d’une formidable vitalité malgré ses 90 ans – autant d’éléments qui suffisent à en faire une cible de choix pour les notables du coin, qui ne manquent pas une occasion pour le calomnier. Au cœur de l’élite sociale, chacun attend que le vieil homme passe de vie à trépas.
Grâce à l’intercession de Baudelaire (le jour où les deux hommes se rencontrent, le plus jeune lit à son aîné le célèbre poème des Fleurs du mal « Une charogne », dans lequel le poète montre que la mort elle-même n’est pas exempte d’une certaine beauté), le narrateur gagne la confiance et l’amitié de Maître Manole, une amitié qui va rapidement valoir au jeune homme la réprobation de ses collègues, aussitôt persuadés que les deux hommes ont trouvé un terrain d’entente dans la débauche et le stupre avec des orgies dignes de Sardanapale. Ce qui parviendra jusqu’aux oreilles de son père et, pire encore, jusqu’à celles d’un ministre, qui le mutera incontinent dans un autre district, et l’enverra dans une commune située à l’autre bout du pays.
Avant ce départ pour le moins précipité, Maître Manole va lui révéler, sur une bonne trentaine pages, quelques-uns des secrets de sa vie, et notamment lui faire goûter une cuvée particulière du vin qu’il tire de ses vignes. Au cours de cette soirée, le vieil homme fait de son jeune ami une sorte de confident, à qui il raconte l’histoire de son « Cotnar de longue vie » (qui est « le vin de jouvence »), liée à l’un des épisodes les plus intenses de sa jeunesse (sa rencontre puis son amour pour la belle Tzigane Rada : « De la véranda ou de derrière les vitres, Manole la suivait des yeux, sous le charme, émerveillé qu’un simple corps de femme pût renfermer en lui toute la poésie et toute la beauté de la terre »). Il apprendra notamment que ce vin a été obtenu avec des raisins dans lesquels, peu après la vendange, Manole a abusé de Rada (laquelle mourra quelques heures plus tard), raison pour laquelle il sent « le benjoin et l’encens comme le corps de Rada ».
Publiée en 1931, cette novella aux accents tragiques évoque en passant les conditions misérables dans lesquelles vivaient alors les Tziganes et une aristocratie qui n’hésite pas, le cas échéant, à pratiquer le droit de cuissage (lequel paraissait encore aller de soi). Mais c’est en quelque sorte malgré elle qu’elle offre au lecteur ce tableau de la société rurale moldave au début du XXe siècle, l’essentiel reposant sur la rencontre inattendue entre deux générations, laquelle prend les allures d’un récit initiatique ou d’une fable hédoniste, car outre la reconstitution enflammée de l’épisode amoureux, Maître Manole n’hésite pas à donner des leçons de vie à son jeune compagnon (ses propos sont parfois de véritables sentences : « Seuls les coupables se défendent. Et seuls les méchants se vengent. »), qui aura pour lui le mérite d’être allé au-delà des préjugés afin de découvrir la véritable nature du nonagénaire. S’il paraît encore si jeune, c’est d’abord selon lui parce qu’il a su se protéger des sots (comme le Monsieur Teste de Valéry, la bêtise n’est pas son fort) : « Le monde, mon garçon, est semblable à un livre. Chaque page, chaque être a ses propres caractères. Le tout est d’avoir des yeux pour les lire. Seule la page du sot est toute blanche. » Ensuite parce qu’il a su se tenir à distance des Pères de l’Église, qui ont fait fleurir les sanies à la place des chansons, des couleurs, des parfums, des femmes et des pensées. Enfin parce qu’il a su garder intacts ses souvenirs de jeunesse, en particulier la pureté de son amour pour Rada, avant la nuit de la souillure, le tout sans jamais tricher avec la réalité de celui qu’il a été : « Chez l’homme le meilleur, il y a un fauve qui sommeille. »
Didier Garcia
Le Vin de longue vie, de N. D. Cocea
Traduit du roumain par Jean de Palacio, Cambourakis, 128 pages, 10 €
Intemporels In vino veritas
mai 2025 | Le Matricule des Anges n°263
| par
Didier Garcia
Dans Le Vin de longue vie, le romancier roumain N. D. Cocea (1880-1949) fait de la sagesse et de l’amour les clés du bonheur.
Un livre
In vino veritas
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°263
, mai 2025.

