La narratrice de Déshumaine emprunte quelques-uns de ses traits à celle qui lui prête voix dans son septième livre. Épouse d’un romancier, venue du monde du mannequinat et de la mode à celui de la littérature, elle a quitté Paris pour une ville où coule la Loire et où les Halles regorgent de comptoirs bio. Mais, à l’instar de l’héroïne de Christine Angot dans Léonore, toujours, la jeune romancière se trouve en manque d’inspiration (le mot ne convient pas) alors même que son mari enchaîne l’écriture de romans dont le nouveau le prédestine à recevoir un prix littéraire. Et lui offre, à elle, pour seul rôle, celui de la jolie épouse. Tourmentée – pour le moins – par le sort réservé aux bêtes dans nos sociétés industrielles, elle scrolle avec furie sur son smartphone en quête de scènes de torture d’animaux, aiguisant ainsi une sensibilité à fleur de peau qui n’avait pas besoin de cet aiguillon. Spéciste et végane, elle nourrit une rage que l’écriture transformait en littérature avant de la déserter, laissant toute latitude au gouffre que ni les séances de fitness, ni le vin nature ni même l’amour ne parviennent à combler.
Loulou Robert, avec son écriture tranchante, monte le curseur de la fiction vers cette folie qu’elle explorait déjà dans Je l’aime (Julliard, 2019). La romancière n’a peur ni de l’outrance ni de la radicalité, allant gratter avec ses phrases courtes les plaies cachées sous les masques qu’on porte en société. Cette humanité de pacotille, faite de codes sociaux, d’apparences (le corps), de marqueurs consuméristes (les commerces comme signes d’appartenance à la bonne société), la romancière la lacère sans relâcher l’emprise qu’elle impose au lecteur. Jusqu’à rendre son héroïne insupportable, malgré sa fragilité. Il s’agit d’atteindre à cette cruauté chère à Artaud sans laquelle il n’est point de vérité. On pourrait aussi ne voir ici qu’une forme, certes réussie, d’exorcisme intime (représenter le pire pour y échapper), mais ce serait alors un déni de lecteur. Avec une habileté instinctive, Loulou Robert porte aussi un diagnostic implacable sur notre temps. Les écrans (la télévision de la voisine, le smartphone, l’ordinateur avec lequel on peut communiquer avec sa psy), l’injonction esthétique (l’hygiénisme des corps sportifs, la séduction comme marchandise) et la compétition sociale ou médiatique (la course aux prix littéraires) enferment chacun dans une existence qui n’est pas la sienne, lui impose désirs et peurs, et le plonge dans un mensonge permanent imposé aux autres autant qu’à soi-même.
La narratrice va jouer du couteau façon Dexter, trancher des gorges. Loulou Robert cisaille la syntaxe, émascule les phrases en faisant sauter les verbes. Dans les deux cas, il s’agit d’être « allée là où les autres n’iront jamais – l’honnêteté. » La phrase, page 105, est bancale. Elle désobéit aux règles du bien écrire. Mais c’est à ce prix que s’énonce une vérité.
T. G.
Déshumaine, de Loulou Robert, Gallimard, 171 pages, 19 €
Domaine français Conte de la folie ordinaire
mai 2025 | Le Matricule des Anges n°263
| par
Thierry Guichard
En se jouant des codes de l’autofiction, le nouveau roman de Loulou Robert pousse l’exploration de la démence jusqu’à l’incandescence. En miroir à celle de notre époque.
Conte de la folie ordinaire
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°263
, mai 2025.
