Hirsute et dynamique, turbulente, dissonante, elle est à effets immédiats la poésie d’Henri Droguet. Le souffle dont elle procède, sa mélodie déhanchée, sa justesse sensorielle et son côté charnel donnent à ressentir avec force la présence plénière du monde. La terre, les oiseaux, les paysages parlent, déparlent, l’espace s’entend, le ciel, le vent, l’averse vont et viennent. Dans une forme qui s’invente dans le mouvement même de l’écriture, Droguet capte les harmoniques qui traversent les apparences, traque la beauté dans ce qu’elle peut avoir d’empoignant, de subjuguant ou d’intouchable – de terrible, de fugace et de circonstanciel aussi. « Dans un écart l’affairé / grand corbeau trapu noir / pioche comme un sourd / soc soc soc / une entraille bleue ». À l’inverse de Nietzsche pour qui la beauté parle bas, Droguet la voit beaucoup moins réservée – « La beauté crie // ça dure ce que ça dure / ça aide à durer dit-on ». C’est d’elle qu’il témoigne dans une quête de foudroyantes équivalences verbales.
Et si sa poésie surprend c’est qu’elle est à l’image du beau, dont on sait depuis Baudelaire que le bizarre, l’inattendu, en sont une partie essentielle. Et parce qu’à l’instar de la beauté naturelle des nuages, de l’orage ou de la lande – où « les vraies de vraies nymphes / silencieuses et roses ne dansent plus » –, elle réalise l’alliance rythmique de l’exaltation et de la tranquillité. Une poésie donc qui cherche à faire événement, à exprimer la réalité du temps qu’il fait comme celle de l’expérience des lieux. Poésie de plein vent, d’un rôdeur de confins qui vagabonde, erre au-dehors comme on divague ou dérive, et y retrouve un peu du chaos initial. « Écourtés dégauchis pétaradant / raboutant des mots de charogne / taillant la route et la lande / hercynienne à genêts et bruyères / on cherche aux orties / aux bords de mer bords de mort / algues frisottées vertes / on se jette à l’eau on tombe / à genoux chaque jour obtus résolus / face aux nords et dans les grandes ombres / on s’active à naître au dépourvu / pour ne pas mourir // c’est / exactement / ça ».
Des poèmes qui imposent leur être-là subjectif, évoquent ces moments de grand rapport avec la sensation de monde. Ils en rendent perceptibles la densité et la force de révélation et le font en usant d’une langue inventive, tout en ricochets de sons. Qui évacue aussi toute ponctuation, mixe tous les registres lexicaux – de l’argot à l’inventé, du familier au savant. Ainsi la polymorphie impétueuse de la mer, son charivari, se fait entendre ou se traduit par « l’énergie crustacée virulente / les bouillonnements de la folle écume / ruisselis grommelot, spasmes déferlements l’assaut / le retrait fracassant répétitif / et le roulis réitéré du flot / qui bave au roc / et ruse et rêve / chahut large froid bleu transparent / vert or et rose où / déserter tomber dans l’avant – / dernière vague avant / la nuit ».
C’est qu’il a le sens rimbaldien de l’égrené, Henri Droguet, autant que le sens héraclitéen du choc des éléments entre eux. Des sens qu’il conjugue à une langue batailleuse qu’il ne cesse de mettre à l’épreuve en la forçant à devenir un outil de prédation sensorielle comme de prédation contemplative. Un peu comme il se met lui-même à l’épreuve en apparaissant sous des figures différentes, celle d’un enfant, d’un « quidam clandestin » ou d’un « petit petit piètre piéton poieton / à l’obsolescence programmée / amoché dépoulpé désormais qui marche / en la façon des crabes / laisse l’Être et le tralalas / fourbis vergers et lopins / tout cela ton lot / tourne et / vire à gauche à droite à travers / arpente longuement les hors-lieux / entends la corneille à jaquette / qui craque rauque et sec / bec et soc ». Rêveur et vivant, il va, court, chantonne, s’écarquille, croit encore et toujours en l’amour, « délivrance et seul beau refuge », tout en saluant la beauté, « toute la beauté », avant que le temps ne s’arrête.
Richard Blin
Petits arrangements avec les mots,
d’Henri Droguet
Gallimard, 132 pages, 17 €
Poésie Des poèmes au roulis sauvage
mai 2025 | Le Matricule des Anges n°263
| par
Richard Blin
Henri Droguet écrit comme la mer ou le vent se démènent : avec ivresse. Mises en équations poétiques de la beauté du monde.
Un livre
Des poèmes au roulis sauvage
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°263
, mai 2025.

