Alors professeur de droit public, Bernhard Schlink publie en 1987 son premier roman, écrit en collaboration avec son ami traducteur Walter Popp : Selbs justiz au titre ambigu – on peut entendre « faire justice soi-même » aussi bien que « la justice de Selb ». Selb, à savoir Gerhard Selb, « le charme éventé du vieil homme », 68 ans, ex-procureur reconverti détective privé : ici, dans le premier volet de la trilogie que Schlink lui consacre, à Mannheim, au sud-ouest de l’Allemagne, il enquête sur le piratage informatique d’une grande entreprise chimique, cette RCW dont le rythme de production « détermine si la région sent le chlore, le souffre ou l’ammoniaque ».
Au fil de longs mois et de trois actes successifs, le livre suit alors une sorte de faux rythme où Selb interrompt ses recherches, les reprend, prend des vacances aussi. « Le dimanche matin, j’ai déjeuné au lit, avec du thé et des biscuits au beurre, pour réfléchir » : des usages qui dépaysent de certains durs à cuire au soleil de Californie, de même que l’ambiance d’Opel Kadett et de menu canard farci aux marrons quenelles et chou rouge. Mais si notre senior parle un mauvais anglais et se sent « trop vieux pour les États-Unis », on n’ira pas jusqu’à le cantonner à ses infusions à la camomille, lui qui – comme l’indique Vincent Platini dans sa riche préface – s’exprime dans « un allemand ramassé, elliptique, où se perçoit une pointe d’ironie », lui qui retrouve parfois la vigueur archétypale du privé, à faire le coup de poing ou à picoler brutalement. Plus profondément encore, Brouillard sur Mannheim renoue avec l’exercice d’un regard, erratique quoiqu’irréductible, caractéristique de certains grands modèles du roman noir, regard qui prend joliment forme, sur tout et sur rien, dès les premières pages, en face d’une secrétaire « d’une usure soignée » ou au hasard des rues – « Une jeune femme était en train de remonter la Mollastrasse, en s’approchant elle est devenue plus jolie ». Puis voilà qu’au fil de l’enquête cette subjectivité se creuse et s’alourdit sous le poids d’une insupportable faute : car derrière le détective d’aujourd’hui réapparaît le procureur d’autrefois, l’élève de Carl Schmitt (juriste de la république de Weimar), sa croyance aveugle dans le national-socialisme ou les « années fades » de son mariage avec une « belle blonde nazie » ; car à l’envers de la florissante RCW et du miracle économique, il y a les travaux forcés des scientifiques juifs dans l’industrie, les confortables lois d’amnistie et la reconstruction oublieuse.
Culpabilité, justice, rédemption seront à nouveau au cœur du Liseur (1995), le plus fameux roman de Bernard Schlink né au temps de la débâcle allemande. Ici, c’est la figure du détective qui, par son intransigeance idéale, finit par trancher toutes ces questions : « Tuer, ce n’est pas être forcé de pardonner », finit par conclure Selb, maintenant que sa jeunesse a douloureusement refait surface, et qu’il cesse de pardonner et de composer. Le récit sait ainsi faire évoluer le héros en même temps que progressent ses recherches, alors qu’il distingue les diverses traces du passé, comme, chez les agents de sécurité de son État démocratique, ce qui subsiste du « mélange de zèle, de sérieux, de manque d’assurance et de servilité » de la Waffen-SS. Ou lorsqu’il s’inquiète, à l’inverse, de ne plus rien reconnaître : « Les élèves affluaient de partout vers leurs salles de classe. Il n’y avait pas que les vêtements et les cheveux qui avaient changé, même les visages n’étaient plus ceux de l’époque. Ils me semblaient plus tourmentés, plus au fait aussi, mais ils n’étaient pas heureux de leur savoir. »
Gilles Magniont
Brouillard sur Mannheim
de Bernhard Schlink et Walter Popp
Traduit de l’allemand par Martin Ziegler
Révisé par Olivier Mannoni
Gallimard, Série Noire, 370 pages, 13,50 €
Domaine étranger Ce qui ne passe pas
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Gilles Magniont
La Série Noire réédite Brouillard sur Mannheim, très intelligente investigation au bord du Rhin et au cœur de l’Histoire.
Un livre
Ce qui ne passe pas
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.