Né dans un bourg de la province d’Agrigente, fils d’un employé des mines de soufre et d’une mère au foyer, instituteur ayant accès à la culture populaire comme à celle des notables, Leonardo Sciascia (1921-1989) s’est trouvé à une place idéale sur l’échiquier social du Mezzogiorno : celle d’un Sicilien « moyen » mais lettré, nourri de l’histoire de son île, de sa littérature et de son folklore. Si l’on y ajoute une vive conscience des réalités du Sud et un regard acéré, on obtient un très grand écrivain et ce dès ces 25 récits, inédits en français, la plupart de jeunesse, inspirés de sa vie à Racalmuto devenu « Regalpetra » dans ses fictions. « Le pays de mon enfance – Racalmuto et ses environs – et ses habitants étaient très pauvres. On y vivait alors de l’agriculture, de la soufrière et des salines » : dans une interview donnée à James Dauphiné à la fin de sa vie, Sciascia souligne cette pauvreté mais aussi les écarts de richesse qu’elle suppose, et l’importance des « cercles », comme celui des galantuomini, les « gentilshommes ». Le cercle est « une scène, un théâtre, (…) certains jouent un rôle, le récitent ». La frontière entre comédie et réalité y est poreuse, comme chez Pirandello que Sciascia admirait.
Au cercle le jeune enseignant, dans les années du fascisme et de la guerre, puise non seulement des personnages mais aussi des histoires, et ce doublement : celles racontées dans ces sortes de clubs privés, et celles auxquelles il assiste sur le théâtre qu’ils constituent tout comme les cafés et restaurants où ces messieurs ont leurs habitudes. Sciascia y tient, comme il y fait souvent allusion, le rôle du « progressiste, un homme qui vit en retrait, à l’écart, et qui observe les autres ». Et d’abord les écoute : dans les cercles on blague, on parle des femmes des autres et des maris cocus, de politique, de l’« élection de la miss » lors de la kermesse annuelle. Bien des récits du Feu dans la mer portent la marque de ce statut d’observateur et de « témoin auriculaire » comme l’inventait Canetti, à commencer par le premier, « Bourg avec figures » (1949). On y assiste à la polémique futile entre « Don Ignazio Grillo » et « Don Eugenio Savatteri » pour savoir quelles sont les meilleures cigarettes. L’échange, badin, révèle en fait les enjeux cruciaux de la période de la défaite italienne : le fasciste qu’est Savatteri tente de se racheter une virginité en vantant les Camel américaines, quand l’antifasciste Grillo, choqué par l’arrogance des vainqueurs, soutient, « les larmes aux yeux, la supériorité de nos Macedonia ».
Le charme de ces miniatures est second : faussement naïves, les saynètes recouvrent en fait une violence toujours prête à surgir. Ainsi dans « L’escroquerie », dialogue glaçant entre deux hommes au sujet d’« une femme, jeune… Une mineure, c’est le point important », et prostituée par son oncle. « Quelle turpitude ! » Sous la réprobation morale, c’est en fait tout le vice de ces deux-là – dont un « Excellence » que l’on suppose cardinal – qui croît peu à peu au fil du texte pour exploser dans sa chute à l’humour grinçant. En est voisin et inquiétant « Le chanoine Lupi suspendu des sacrements » : on ne saura pas pourquoi, et là-dessus, s’accordent les personnages, il convient de se taire. Mais l’omerta n’est pas le silence, elle est bruissante de rumeurs, de scandales et de cris étouffés. Avec « Le feu dans la mer » qui donne son titre au recueil, on croirait lire un conte : un « homme-poisson » et des « sirènes », on songe au Professeur et la sirène de Lampedusa. Jusqu’à ce que cette féérie tourne en noire cruauté à la Grimm, ce pour mieux servir une âpre dénonciation du pouvoir. L’humour dans ces récits fraye avec la désillusion ou plutôt le dessillement, ainsi dans « Boucherie » quand le fan éperdu d’une très belle actrice (« Nom de Dieu, si elle avait les courbes en règle ! »), apprend qu’elle n’a pas « pris des barbituriques » : elle avait « un accès de diarrhée ».
Sciascia a toujours revendiqué une éthique littéraire de la vérité. La sienne a ceci de sublime qu’elle nous découvre le Sicilien – l’insulaire, homme « local » par excellence – dans l’universalité de ses vertus et surtout de ses vices, lesquels sont de toujours et de partout. Intempestif, déjà un classique.
Jérôme Delclos
Le Feu dans la mer,
de Leonardo Sciascia
Traduit de l’italien par Frédéric Lefebvre
Nous, 221 pages, 24 €
Domaine étranger Le miroir sicilien
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Jérôme Delclos
Leonardo Sciascia nous donne à voir dans le « local » l’universel de la condition humaine. Un tableau plaisant mais aussi édifiant.
Un livre
Le miroir sicilien
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.