La page 15 du second livre de Francis Navarre, « charpentier lettré » formé chez les Compagnons, nous éclaire sur la raison du premier, De l’hexagone considéré comme un exotisme (Lmda N°223) : « À vingt-trois ans, j’étais trop vieux pour le Tour de France, (…) « plus assez souple » pour ce noviciat ». Accomplir sur le tard le rituel du périple, et réaliser le chef-d’œuvre non pas sur l’établi mais sur le traitement de textes, voilà qui outre consoler l’artisan en aura fait un écrivain. Navarre, lié par l’éthique du travail fait dans les règles de l’art, reste dans Jours ouvrés fidèle à une prose ajustée au plus près. Tout comme dans De l’hexagone…, on pérégrine de chapitre en chapitre, à chaque fois un lieu : le « Trente-quatrième salon aéronautique du Bourget », une exposition au « Ministère de la marine, Porte de Vanves », une parcelle de bois « imputrescible et dur » à « Chisinau en Gâtinais », un palace à Paris. Et pourquoi pas une virée « en autostop à travers l’aride Oklahoma » où, l’auteur lui déclarant « I am carpenter », le conducteur, un austère « reborn », s’irrite qu’il ne sache pas « quel homme célèbre était charpentier ». Réponse : « Jesus was a carpenter ! »
On retrouvera également la passion chevaleresque de Navarre pour sa Rossinante, « une 500 Guzzi, moto pleine de verve, agile, volubile et pas compliquée ». Et d’autres montures pétaradantes dont surtout la rustique « MZ » de la « Motorradwerk Zshopau », issue des ateliers de la défunte Allemagne de l’Est. Une chignole aimable de n’être que ce qu’elle est, modeste et efficace, elle sort d’une autre époque : « La MZ n’est pas belle, taillée à la serpe, toute d’à-plats et d’arêtes, mastocs le réservoir, la selle, les garde-boue et sa transmission grossement carterisée ». Autant dire une merveille, idéalement kaki ou caca d’oie.
C’est un étonnant plaisir de lecture que de suivre le narrateur dans ses déplacements sans nulle surprise ni prouesse. Leur unité réside dans l’intention d’ensemble du livre : rendre compte du « janséniste métier de charpentier », et de rencontres. Pour exemple celle de « Frau Meyer » dite « Mémère », qui loge des travailleurs. On est en 1983, c’est la Foire de Leipzig en RDA, où notre charpentier se rend avec trois autres compagnons pour construire des stands d’exposition pour l’industrie française. L’ambiance est morne et soviétique. Le narrateur se demande si Mémère, la soixantaine, est une communiste convaincue ou bien… une ancienne nazie. Il ne se passe pas grand-chose, sinon le climat un peu lourd. Sauf qu’à la fin du chapitre le jeune Français, pour qui les seventies sont encore fraîches, questionne son hôtesse sur l’année 1976 et la « bande à Baader » qui a défrayé la chronique à l’Ouest. La petite phrase qui suit tombe alors dans le texte comme une grosse chute de bois : « (…) la mort d’Holgen Meins, son mètre quatre-vingt-dix réduit à trente-cinq kilos après des mois de grève de la faim, avait fait mauvais effet au pays de Dachau et de Buchenwald ». Malaise : « Questionnée encore, Mémère ne se souvient pas, ne sait pas, ne veut pas savoir ».
Il faut, pour goûter la prose de Navarre, ne pas craindre le vocabulaire technique. « L’arêtier, à l’arête d’une croupe, doit pour mériter son nom être délardé, sa face supérieure réduite à une crête et ses versants ; la noue, quant à elle, à l’angle rentrant de deux pentes, sera rencreusée ». On ne comprend pas tout, mais l’on savoure le style économe de tout effet superflu. L’auteur, il le dit assez, a vis et clous en abomination : le travail ne doit pas se voir, et la structure tenir sans artifices.
Jérôme Delclos
Jours ouvrés
Francis Navarre
Le Dilettante, 154 pages, 17 €
Domaine français À tenon & mortaise
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Jérôme Delclos
En vingt et une pièces du meilleur bois, l’assemblage élégant d’un auteur-charpentier.
Un livre
À tenon & mortaise
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.