Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain 1959-1968
Tout commence en 2004, avec un marché aux puces new-yorkais où deux antiquaires découvrent un carton de 340 clichés : comme des photos de famille dénuées d’ambition esthétique, portraits frontaux et appliqués scandant un quotidien sage et épanoui. Rien d’extraordinaire, à ceci près que ces jours heureux s’incarnent par des hommes travestis en femme. Dans le carton, une carte de visite au nom de Susanna Valenti permet de mener l’enquête : morte en 1996, Susanna était pour l’état-civil Tito Arriagada, directeur de programme pour la radio gouvernementale Voice America. Voilà pour l’existence officielle ; et puis il y eut la rencontre et les noces avec Maria Tornell, patronne d’un magasin de perruques : à savoir « LA femme », celle qui permit à Tito, selon ses propres mots, de devenir Susanna, « la femme qu’elle était censée être ».
Maria a une propriété dans les montagnes. Un endroit isolé, bientôt surnommé « Le chevalier d’Eon » (espion de Louis XV dont l’anatomie fit longtemps mystère), où les bungalows pourraient protéger d’autres travestis, leur permettre de s’épanouir à l’abri des chantages, arrestations et internements dont ces temps de chasse aux déviances étaient prodigues. « Ici, pour la modique somme de 25 dollars par personne, repas inclus, vous pourrez vous faire plaisir tout le week-end. Vous pourrez vous changer autant de fois que vous le voulez, rester à l’intérieur ou sortir dehors, bref, vous ferez ce que vous voudrez, vous “vivrez”. Il y aura même une coiffeuse pour vous aider » : en 1960, Susanna rédige cette réclame pour le premier numéro de la revue clandestine Transvestia – elle y tiendra jusqu’en 1970 la rubrique Susanna says – où l’on trouve par ailleurs des lettres, récits, conseils et clichés faits maisons de ces hétéros de la classe moyenne supérieure blanche (ingénieur, chef d’entreprise, pas mal d’anciens combattants…) laissant s’exprimer, selon la formule de Susanna, leur « fille de l’intérieur » – the girl within.
La découverte de cette matière historique et esthétique a déjà fait évènement, de documentaire en travaux universitaires. S’y ajoute aujourd’hui Casa Susanna, beau livre sous-titré « L’Histoire du premier réseau transgenre américain », ensemble de 250 photographies et quelques études ayant donné matière à une exposition des Rencontres d’Arles. Comme le souligne ici Isabelle Bonnet, « rien à voir avec l’univers du cabaret » : pas de plumes ni d’outrance, mais un univers de tailleurs ajustés et de jupes au genou, jambes bien serrées, mains sur les hanches et équilibre gracieux en bord de canapé, derrière les murs du Chevalier d’Eon ou de la Casa Susanna, nouvel havre qui lui succède à partir de 64. Il y a peut-être dans toutes ces mises en scène une « exigence de banalité » (Sophie Hackett) ; le défilé des poses et des regards produit en tout cas une étrange et durable émotion, dans ces photos qui marquent une « cohésion sociale » en même temps qu’elles célèbrent d’une certaine manière une « victoire sur l’adversité » (Isabelle Bonnet).
Les rédactrices de l’ouvrage introduisent toutefois quelque distance avec l’univers de Transvestia, borné qu’il serait à l’idéal de la femme au foyer respectable, toute de souriante passivité : « Malgré leur rébellion contre la “mystique de la virilité”, ils sont incapables de comprendre que leur idéal féminin provient de cette même mystique ». Las, après avoir souffert de leur époque, nos travestis risquent bien de pâtir de la nôtre, comme si les injonctions queer ne les laissaient pas plus respirer que les psychiatres de la guerre froide, et qu’ils ne pouvaient décidément jamais trouver leur place. Ce dont Susanna s’avise avec tristesse en 79, dans un magnifique texte écrit pour le centième numéro de Transvestia (la revue disparaît en 86), alors que les genetic girls mènent leur révolution : « Étant donné que la femme dégenre notre société, il ne restera rien à notre fille de l’intérieur si ce n’est la nostalgie d’un passé révolu, de choses devenues aussi obsolètes que la crinoline, les soies et les satins. Et nous continuerons à envier la femme parce qu’elle aura tout pris, parce qu’elle aura déployé ses ailes et se sera envolée loin et très haut, laissant derrière elle une pitoyable troupe de travestis hantée par une femme qui n’existe plus. »
Gilles Magniont
Casa Susanna.
L’histoire du premier réseau transgenre américain 1958-1968
Isabelle Bonnet et Sophie Hackett
Textuel, 480 pages, 45 €