L' Absence est une femme aux cheveux noirs
Sombre et puissant. Sombre comme les années de dictature en Argentine, entre 1976 et 1983, sombre comme le souvenir des hordes de disparus, ces trente mille personnes que les militaires ont supprimées durant cette période, sombre comme la tristesse, la colère et la détermination des mères de la place de Mai, ces « folles » qui tournent et tournent pour réclamer leurs enfants enlevés, torturés, tués. Puissant comme l’obstination à chercher des traces, puissant comme l’espoir ténu que « son » disparu réapparaisse, qu’il soit seulement parti à l’étranger, qu’il revienne, ce disparu qui, comme tant de milliers d’autres, n’a ni cercueil ni sépulture, faute de corps.
Sur ce sujet grave, sombre et puissant, Émilienne Malfatto et Rafael Roa ont composé un livre d’une beauté tragique et d’une force qui vous prend à la gorge. Dans un dialogue des textes et des photos, ils documentent, à quatre mains, le présent et le passé argentin, à l’heure où la démocratie de ce pays a basculé à nouveau, en donnant le pouvoir au libertarien d’extrême droite Javier Milei.
L’autrice, Émilienne Malfatto, a reçu le Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad, 2020), et le prix Albert Londres pour Les Serpents viendront pour toi : une histoire colombienne (Les Arènes, 2021). Elle livre ici un texte mi-prose mi-poème. C’est parfois une poésie de récit qui avance et raconte, avec des lignes incomplètes sur la page, sans aucune ponctuation. Des vers libres qui donnent la structure et happent le lecteur. Elle interpelle silencieusement un chauffeur de bus à Buenos Aires : « Que faisiez-vous en 76/et en 77/et les années qui ont suivi/huit ans c’est long/je pourrais lui poser la question et entendre/les gouttes de plomb/ ploc ploc/les gouttes de silence qui la suivent invariablement/sauf dans quelques rares/ rares/cas/ Parce que c’est une ville c’est un pays qui ne veut pas se souvenir ». Plus loin : « Beaucoup préféreraient oublier/encore aujourd’hui/surtout aujourd’hui/les gouttes de plomb finissent par former une chape ». Ailleurs, c’est en prose, toujours autant haletante, comment ne pas suivre le tournoiement : « Ces silhouettes qui se tiennent par le coude et tournent interminablement autour de l’obélisque, comme un vol de corbeaux blancs, (…) elles ont le visage hâve les yeux creusés, un foulard blanc autour de la tête (…) c’était un lange de leur enfant disparu noué sous le menton ».
En regard, le photographe Rafael Roa lui répond, avec des images pleines de flou, de larmes de pluie sur un pare-brise, des photos qui s’étalent sur deux pages, parfois sur le recto et le verso d’une même feuille, comme les plus sinistres, celles qui sont prises dans les anciens lieux d’enfermement et de torture, au lecteur de garder en tête la moitié de l’image avant de tourner la page pour compléter le propos du photographe, au lecteur de se sentir comme enfermé dans l’épaisseur du papier. Il y a des photos en couleur plus glauques que du noir et blanc. Il y a aussi cette Vierge à l’Enfant, dans une église, brumeuse comme un souvenir oublié.
La conception de l’ouvrage est riche et multiforme. S’enchevêtrent – outre les textes dans leurs deux formes et les photos – des éléments documentaires qui accentuent le terrible effet de réalité. Des transcriptions d’enregistrements (ou du moins des textes présentés comme tels, dans une typographie différente), des extraits de témoignages, des verbatim qui peuvent être issus de rapports d’enquête, détaillant par exemple les fractures observées sur un cadavre. Toutes proportions gardées, on songe à l’interminable litanie des femmes assassinées dans le nord du Mexique, décrites par Roberto Bolaño dans 2666.
En Argentine, outre les adultes disparus, il faut aussi faire le compte des bébés volés à leurs parents gauchistes et confiés clandestinement à des familles de militaires. Des enfants dont l’identité, la date de naissance ont été changées. Comment les retrouver, comment faire ressurgir leur généalogie, les rendre à leur famille ? Ils seraient 500. Page 157, il y a la photo de l’un d’eux, bébé volé, adulte aujourd’hui, avec son histoire si lourde.
Et la femme aux cheveux noirs du titre : si longtemps après, elle continue de se teindre les cheveux, qui bien sûr ont blanchi. Pour que, si son disparu revient, il puisse la reconnaître, elle, la femme aux cheveux noirs. Fol espoir, folle douleur, grand livre.
Anne Kiesel
L’Absence est une femme aux cheveux noirs,
d’Émilienne Malfatto et Rafael Roa
Éditions du Sous-sol, 180 pages, 22 €