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Poches La grande manœuvre à lunettes

novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248 | par Jérôme Delclos

La philosophe Simone Weil témoigne de l’usine : sa violence, ses douleurs et ses joies. Un « mystère », et un grand livre.

Journal d’usine

En décembre 1934, la jeune agrégée de philo Simone Weil se fait embaucher dans une usine comme « manœuvre sur la machine ». Pour comprendre et partager les « souffrances des ouvriers ». Dans une lettre d’avril 1935 que cite dans sa préface Thomas Dommange, elle note : « Cette expérience, qui correspond par bien des côtés à ce que j’en attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la réalité, non plus l’imagination ».
Elle fabriquera durant huit mois des pièces sur des machines dangereuses, dans quatre entreprises dont Alsthom et Renault. Si l’on s’imagine les Temps modernes de Charlie Chaplin et son prolo-automate, le livre nous révèle une réalité bien différente : les machines sur lesquelles travaille Simone Weil et ses collègues tourneurs-fraiseurs, ajusteurs, régleurs, décolleteurs, coupeurs, sont complexes, nécessitent de fréquents réglages, des « tours de main », et une constante prudence en dépit de la fatigue, des cadences, de la dureté des petits chefs. Et il est déjà en soi fascinant de voir à quel point, à l’usine, l’intelligence collective, et celle individuelle de chacun.e à son poste, sont à tout instant mobilisées. C’est l’univers de la force, celle des hommes – et des femmes – autant que des machines. Simone, qui cite Homère et Sophocle dans ce Journal, s’en souviendra quand en 1941 elle écrira L’Iliade où le poème de la force, qui commence ainsi : « Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte ». Ses usines en 1934-1935 sont sa guerre de Troie à elle, avec ses batailles et ses héros et parmi eux des saints, des martyrs, des planqués, des courageux et des lâches. Et chaque journée à l’atelier est un combat. Tout un monde, qu’elle nomme « Le mystère de l’usine » dans un très beau texte que l’éditeur a placé avant le Journal.
À l’atelier, chaque machine a ses caprices, ses défauts, ses pièges – une personnalité, au moins un tempérament. L’accident est vite arrivé, le doigt coupé ou la main arrachée quand il faut fournir son quota de pièces, et réussies, sous peine de licenciement : « Ouvrière renvoyée – tuberculeuse – avait plusieurs fois loupé des centaines de pièces (Mais combien ?) ». C’est déjà le charme étrange de ce Journal fait de notes prises sur le vif, et en cachette du contremaître, que la précision clinique à laquelle s’astreint son autrice dans la description des machines-outils, des procédures, des petits ou grands événements survenus dans l’atelier. Récurrente, la mention des chiffres pour elle qui est payée aux pièces. « Jeudi matin – Machine à boutons ; 0,56 %, (devait être à, 0,72). 1160 dans toute la matinée – très difficile./ Après-midi. – Panne d’électricité. Attente de 1h ¼ à 3h. Sortie à 3h ». La philosophe-ouvrière dépeint ses collègues, les nomme. « Ouvrières : Mme Forestier – Mimi – sœur de Mimi – admiratrice de Tolstoï – Eugénie – Louisette, sa copine (jeune veuve avec 2 gosses – Nénette – rouquine (Joséphine) – Chat – blonde aux 2 gosses – séparée de son mari – mère du gosse brûlé – celle qui m’a donné un petit pain (…) – décolleteuse qui chante – décolleteuse aux 2 gosses et au mari malade. »
Entre l’épuisement, les douleurs, la chaleur ou le froid selon la saison, les accidents (« la fraise qui avait traversé la main d’une ouvrière »), les engueulades, il y a qui surviennent des moments de grâce : « Nénette », « des plaisanteries et des confidences à faire rougir tout un régiment de hussards », ou une discussion avec deux ouvriers, l’un passionné de photo, l’autre de dessin et avec qui Simone parle lectures – Zola et Jack London. Ou simplement : « les sourires tristes du soudeur, quand je me brûle ».
Reste le « mystère ». « Gagné à cette expérience ? Le sentiment que je ne possède aucun droit (…) La capacité de me suffire moralement à moi-même (…) ; de goûter intensément chaque instant de liberté ou de camaraderie, comme s’il devait être éternel. Un contact direct avec la vie…  » À la fin de La Pesanteur et la Grâce (1947), elle écrit de la « grandeur de l’homme » : « Forger cela même qu’il subit ». Et aussi : « Spiritualité du travail. (…) Extrême misère et extrême grandeur ».

Jérôme Delclos

Journal d’usine
Simone Weil
Rivages, 216 pages, 8

La grande manœuvre à lunettes Par Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°248 , novembre 2023.
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