La vie dans tous ses états, dans tout ce qu’elle a de plus mystérieux, de plus sublime et de plus sanglant, voilà ce qui meut l’écriture d’Ananda Devi. Son œuvre, que caractérise l’omniprésence d’une violence sourde, diffuse ou extrême, a ceci de particulier qu’elle atteint l’universel à partir des entrailles du local, en l’occurrence l’île Maurice, où elle est née en 1957. Mauricienne donc, c’est-à-dire un peu africaine, un peu européenne, un peu indienne, elle a développé une écriture poétique et sensorielle qui tout en s’enracinant profondément dans le terreau mauricien, s’en démarque dans le même mouvement pour traiter de problématiques inhérentes à l’humanité entière. Une spécificité qu’on retrouve dans Le Jour des caméléons, un roman dont la narratrice n’est autre que l’île en question.
On y suit un quatuor de personnages se retrouvant dans des situations qui les forcent à se confronter à eux-mêmes. Il s’agit de René, un être « sans substance » qui fait face à un « vide terrifiant », un homme envahi par un sentiment d’impuissance et de fatalité, et dont la nièce, Sara, « le cœur de l’île », est le dernier lien qu’il a avec le monde. De Nandini, une femme bafouée qui, lasse de subir la tyrannie de la vie domestique que lui impose son mari, un juge, vient de le quitter. D’un chef de bande, enfin, Zigzig, le caïd de la cité, qui « sait que la rage est plus puissante que n’importe quelle douleur » et se croit invincible. Le destin va réunir les trois premiers en un trio hybride dont on va suivre le parcours aveugle, un trajet d’autant plus terrible qu’on en connaît l’aboutissement, mais de ce fait d’autant plus excitant sur le plan fictionnel. Un trio qui va croiser la route de Zigzig alors qu’il vient de déclarer la guerre à ses rivaux.
Grâce à la perception empathique qu’elle a de ses personnages – des êtres qui flottent entre être et non-être, qui n’ont connu qu’une vie de refoulement dans un environnement hostile où prédominent la souffrance, la pauvreté, la violence et le mal-être – Ananda Devi rend palpable la monstrueuse brutalité de ce qu’ils vont vivre. Et ce, sous le regard des caméléons qui ont « la patience des siècles et la mémoire des lieux », qui observent la déréliction des choses et sont « les héritiers des justes qui jadis ont rêvé ce pays ».
Un pays dont la voix narratrice ne cesse de dénoncer la sombre réalité de ce qu’il est devenu. Démentant l’image paradisiaque et l’aura romantique que l’on donne d’elle à l’intention des touristes, elle stigmatise une société en pleine crise économique, qui ne fait rien pour donner espoir, une île gangrenée par la misère, la délinquance, la prostitution et les conflits communautaires, « cette sale histoire d’identité qui n’en finit pas de répandre ses braises et ses poisons ». « Je suis devenue, dit l’île, une appétissante nourriture pour parasites ». Un entremêlement de déchéance et de violence qui ne pouvait que la conduire à connaître des épisodes de folie meurtrière.
Un roman qui soulève la question de s’en sortir quand l’environnement conditionne l’être, et quand la violence se trouve au sein même de la personne. Une violence qui peut aller jusqu’à « l’humanimalité » (Michel Surya) devenue un rapport au monde, une manière de le vivre et de le percevoir. Cette réalité, Ananda Devi la regarde en face et en témoigne en donnant voix aux invisibles, en libérant le dire féminin, en usant d’une écriture qui refuse de capituler devant l’irreprésentable. D’où sa séduction et sa puissance d’envoûtement.
Richard Blin
Le Jour des caméléons
Ananda Devi
Grasset, 272 pages, 20,90 €
Domaine français Beauté d’incandescence
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Richard Blin
le nouveau roman d’Ananda Devi est un implacable réquisitoire contre les servitudes et les logiques du monde moderne qui ont saccagé la terre des merveilles qu’était l’île Maurice.
Un livre
Beauté d’incandescence
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.