Mauvaises méthodes pour bonnes lectures. Petit Ouvroir de Lectures Potentielles
C’est un petit bijou joyeux, un bijou de fantaisie et de transgression, un hymne à la lecture pas sage, un passage ouvert vers mille jeux littéraires. Mille ? Non, 135 exactement, 135 propositions d’Eduardo Berti pour lire autrement.
Faisons un menu détour. L’arpentage est une méthode de lecture collective et de partage du savoir, issue du mouvement de l’éducation populaire. Elle consiste à démonter un livre en le séparant en plusieurs parties, qui sont distribuées aux participants. Chacun lit le chapitre qu’il a reçu. Ensuite arrive la restitution collective au cours de laquelle tout est mis en commun. C’est un système d’acquisition collective de savoirs, né à la fin du XIXe siècle, et qui trouve une nouvelle jeunesse actuellement dans certains milieux militants. Évidemment, ça peut épouvanter : déchirer un livre, arracher ses pages, saccager l’objet, même pour une belle cause sociale et partagée, quelle horreur, ça frôle l’anthropophagie… Avec son titre, Mauvaises méthodes pour bonnes lectures, Eduardo Berti annonce la couleur : ici non plus on ne sera pas respectueux. On va démanteler des livres, écrire sur leurs pages, souligner, biffer, vandaliser.
Eduardo Berti, né en Argentine en 1964, écrit en français et en espagnol. Depuis 2014, il fait partie de l’Oulipo (et ne cherche pas à le cacher dans cet opus, espièglement sous-titré « Petit ouvroir de lectures potentielles »). Dans l’esprit des jeux d’écriture de l’Oulipo, il a conçu ces jeux de lecture. Il fait mine d’avoir besoin de se justifier : « Si l’écriture peut être un grand jeu à entamer sérieusement, pourquoi la lecture devrait-elle être solennelle, taciturne ? » Pour éviter toute morosité de lecture, suivons donc ses consignes.
Voici des jeux collectifs, le zapping par exemple (n°8). Six personnes côte à côte, lisent en silence. La septième personne, en face, désigne à l’aide d’une télécommande un des lecteurs, qui se met alors à lire à haute voix, jusqu’à ce qu’un autre lecteur soit pointé par la télécommande. « Peu importe si vous mêlez poésie, essai, récit et journalisme. Au contraire, cela simulera encore mieux l’effet zapping. »
Voici du caviardage sauvage, dans la consigne n°105 : rayer tous les adjectifs d’un livre qu’on s’apprête à lire et les remplacer par un seul adjectif, toujours le même. Avec une variante pour jouer à deux, et tenter de deviner les vingt adjectifs qu’un ami aura dissimulés (et soigneusement notés par ailleurs) à la fin du livre.
Si l’idée de raturer des passages de livres vous provoque des nausées, rabattez-vous sur ses géniaux modes d’emploi pour résoudre cet éternel problème : le rangement de sa bibliothèque. Voici le n°23 : au lieu bêtement de suivre l’ordre alphabétique, suivre l’ordre pataphysique : POURQIVTLCDEMNYASGHFBJXZKW. Ou trier selon la deuxième lettre du nom de famille de l’auteur. On peut aussi réserver un secteur séparé « (à part, comme un asile) pour les écrivains qui ont été atteints d’un quelconque type de folie : Nerval, Walser, Artaud, Fallada, Maupassant, etc. Conseil : cette bibliothèque sera rangée dans le désordre le plus absolu. »
Tout ceci est illustré de huit crobars de Lécroart, dessinateur membre de l’Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), dans lesquels les objets livres sont de vrais personnages. La dernière pirouette de Berti se trouve dans son exercice n°135. « Jouez à pile ou face avec un livre. Lancez-le en l’air. S’il tombe face vers le haut (couverture) vous devez le lire immédiatement. Si le résultat est pile (quatrième de couverture), vous ne pourrez jamais le lire ou le relire. Si vous le souhaitez, faites l’expérience avec le livre que vous avez maintenant dans vos mains. » C’est-à-dire celui dont vraisemblablement on termine la joyeuse lecture. C’est ce qu’on appelle une belle chute.
Anne Kiesel
Mauvaises méthodes pour bonnes lectures
Eduardo Berti
La Contre Allée, 160 pages, 8,50 €