Si Patagonie route 203 (Métailié, 2020) prenait la forme d’un road-trip à travers la pointe méridionale de l’Amérique du Sud, Roca Pelada est au contraire on ne peut plus statique. Ici, point de saxophoniste au volant de son camion, mais un lieutenant qui se dessèche dans l’une des régions les plus inaccessibles du monde depuis un temps indéterminé. Il s’agit de l’Altiplano, au cœur de la cordillère des Andes, où sont implantés plusieurs détachements militaires de pays rivaux. Celui de Roca Pelada est « perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère ». Voilà le décor posé. Le lieutenant Costa a pour mission de veiller à l’intégrité de la frontière de son pays, qui ne sera jamais nommé. Une fonction qui se décline selon un plan d’attaque bien précis, et qui consiste à mesurer la position des bornes, au cas où elles se seraient déplacées de quelques centimètres pendant la nuit, à lancer des missions d’exploration vers telle ou telle hauteur, à attendre avec une pointe de désespoir les trains de ravitaillement qui se font désirer, à affronter le détachement adverse à l’occasion d’un match de foot pathétique et, surtout, à observer avec des jumelles la faune et la flore locales. Les fourmis, notamment, et une femelle puma qui se déplace régulièrement dans le coin occupent une part non négligeable de son emploi du temps.
Le lieutenant Costa est secondé dans ses efforts par le sergent Quipildor, un poil impertinent, et de recrues venues des marais, surnommées les « tropicaux », incapables de s’acclimater à l’amosphère sèche et rocailleuse du col. « Quand ils ne vomissaient pas, ils s’affalaient sur leurs lits pour lire des bandes dessinées, en ne pensant qu’au repas à venir et au soir où ils se réuniraient pour jouer de la guitare, jusqu’à la confirmation de leur mutation dans une autre unité, qu’ils attendaient comme la venue d’un messie. » Plus loin, entre baraquements et galeries, des mineurs font çà et là quelques apparitions. C’est donc un monde d’hommes, pétri d’ennui, aride (il n’a pas plu depuis quatorze ans et sept mois), où les jours se ressemblent et finissent par se confondre (« À Roca Pelada les jours étaient difficiles à préciser, ils repoussaient les dates comme la peste et se refusaient à être fixés »), ce qui fait naître chez certains de déconcertantes impressions de déjà-vu.
Cette routine, si l’on peut la nommer ainsi, est animée par les affaires de rivalité qui habitent le col. Les patrouilles ennemies se narguent avec une régularité toute calculée. La moindre broutille se doit d’être reportée à une hiérarchie plus ou moins floue, via l’émetteur radio défectueux soupçonné d’être sur écoute. L’homologue du lieutenant Costa, le lieutenant Gaitán, échange avec lui de manière ponctuelle quelques mots narquois arrosés d’un verre d’alcool. La torpeur ambiante est bouleversée quand ce dernier annonce son départ pour les plaines. En effet, il est remplacé par une femme, le capitaine Vera Brower, attirante qui plus est. Tous les hommes, amis ou ennemis, avec ou sans jumelles, se prennent à l’espionner. Quant au lieutenant Costa, il ne tarde pas à comprendre que « le regard intense de ses yeux clairs reflétait plusieurs soleils ». L’engourdissement dans lequel le détachement militaire était jusque-là plongé se mue en électricité. Les notions de devoir, de stoïcisme et de sobriété sur lesquelles n’importe quelle carrière militaire est bâtie s’effritent peu à peu. « Il était en train de tomber amoureux de Vera avec la force impétueuse et dévastatrice de ce que l’on devine et désire, de ce que Vera Brower n’était pas. »
Deuxième volet d’une trilogie que l’auteur consacre aux géographies extrêmes et lointaines (le dernier portera sur la pampa), Roca Pelada est un récit loufoque pétri de dérision, à l’humour savamment dosé, qui incarne la folie latente propre aux grands espaces. « Les personnages s’inventent entre eux, ils sont leurs propres reflets dans le paysage », selon Eduardo Fernando Varela : ceux-ci, tout à la fois hilarants et touchants, se mêlent avec le panorama somptueux et menaçant pour créer un univers magnétique – inoubliable.
Camille Cloarec
Roca Pelada
Eduardo Fernando Varela
Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
Métailié, 352 p., 22 €
Domaine étranger Reflets dans le paysage
janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239
| par
Camille Cloarec
Le deuxième roman de l’Argentin Eduardo Fernando Varela s’inscrit dans la lignée de Patagonie route 203 : décor démesuré et inhospitalier, ton burlesque, ambiance envoûtante.
Un livre
Reflets dans le paysage
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°239
, janvier 2023.