Cette fois, la femme blessée, c’est elle. Trouée : « c’est le sens du mot “veuf”, “veuve”, le vidé, la vidée ». Après la comtesse de Castiglione dont elle retraçait le narcissisme délétère dans L’Exposition, après le portrait défait de celle qui incarna superbement Wanda dans Supplément à la vie de Barbara Loden ou celui, tragique, de la performeuse Pippa Bacca dans La Robe blanche, cette fois, nul besoin de plonger dans la vie des autres pour se raconter. Cette fois, fouiller sa propre douleur, arpenter ses propres archives, recueillir le suc du souvenir. Et écrire pour réparer, reconstruire, apaiser peut-être ? Car « (l)es mots forment cette espèce de sève résineuse mêlée de poudre d’or avec laquelle les Japonais réparent les objets brisés, donnant une valeur nouvelle à ce qui était détruit, les mots sont le kintsugi de mon âme en miettes ».
Deux ans après le décès brutal de son mari, le dramaturge et théoricien du théâtre Jean-Loup Rivière, Nathalie Léger aborde avec force et pudeur cette étrange, et pourtant si banale, traversée immobile qu’est le deuil. Le texte court et dense qui en résulte dit la sidération, l’effondrement, la panique et la stase de celle qui reste et doit affronter ce terrible « jamais plus ». Au centre, invisible et indicible, proprement inconcevable, il y a le nœud de l’effroi, là où s’origine et s’abîme l’écriture – point nodal, point aveugle, cet événement unique et « carcéral », cette « scène dératée, haletante et pourtant fixe, une scène qui cloue la pensée » : l’instant où les « lèvres vir(e)nt inexorablement au gris à la vitesse insaisissable d’un ralenti inhumain ». Oscillant entre l’impersonnalité protectrice du « on » et l’incarnation douloureuse d’un « je » mis à nu, tentant parfois le compromis d’un « nous », le récit avance dans une mémoire marquée au fer « comme un soldat dans la boue, avec prudence, avec peur », toujours prêt à se replier quand le danger devient trop grand. Par tressauts, crie le « tu », se hasarde à la distance d’un « il ». Balance sans trancher entre un présent à la douceur dévastatrice et un passé en forme de renoncement. Et quand la digue de la langue, serrée, subtile, vient à lâcher (images en rafale, souvenirs infimes du quotidien, fragments de présence, nuque, épaules, odeur, un rire), le couperet tombe brutalement : « non, ne pas, stop, pas ça, assez ». Ce sont ces tentatives d’échappée, de maîtrise face à l’indicible et à la secousse irrépressible du sanglot, ces tentatives toujours recommencées et leurs échecs récurrents, qui donnent au texte son accent le plus puissant : Suivant l’azur n’est rien de moins que le récit d’un combat pour surnager, mettre en mots et en pensée le vide glacé, « la place froide, excavée, de ta mort en moi ».
Mais comme toujours chez Léger, l’écriture procède par fragments, détours, diffractions – façon de dire sans dire, d’éclairer par résonances, de creuser par l’écho. Autour d’elle, le compagnonnage d’autres auteurs et bien sûr, d’abord, le Journal de deuil de Roland Barthes, dont Léger, directrice de l’Imec, assura l’édition en 2008. De lui peut-être, ce « Jamais plus, jamais plus ! », la quête « d’un peu d’or dans ces notes », le même paradoxe : « un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit ». De lui, sans doute, la même obsession d’un centre muet et de mots-pierres lentement disposés « sur le pourtour d’un cercle ». Convoqués en éclats fragmentaires, Nicholas Ray, Victor Hugo, Tolstoï ou le « vieux philosophe » Yeshayahou Leibowitz redisent, chacun à leur manière, l’angoisse de la disparition. Et toujours la mère, elle aussi veuve (à 22 ans), à qui ce texte vient aussi rendre justice – réparer « la solitude, l’indifférence des proches trop occupés ailleurs, (…) la banalité de cette mort qu’on dit naturelle, et nous plus tard, faisant toujours comme si ça n’avait pas existé, comme s’il n’y avait rien à en dire, jamais rien ».
C’est donc par l’écriture, « seule matière de cette déposition, à la fois terre, boîte et corps », qu’une porte, enfin, pourra s’ouvrir, en forme d’évidence, à la fois certitude et élan, sorte de modulation ferme et brisée vers le ciel : « De tout, de l’existence (cette beauté, cette ampleur), le peu qu’il reste, quand il en reste, n’est fait, ne sera fait que de noms, que de mots. »
Valérie Nigdélian
Suivant l’azur
Nathalie Léger
P.O.L, 80 pages, 11 €
Domaine français Larmes d’encre
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Valérie Nigdélian
Mettre en mots ce qu’il reste après l’irrémédiable ? Penser l’impensable ? Expérience de la limite avec le journal de deuil de Nathalie Léger.
Un livre
Larmes d’encre
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.