Gabrielle Wittkop, gothique reporter
J’espère que cette lettre vous parviendra. Je la glisserai dans un stylet de métal ouvragé que je déposerai au cœur d’un petit bouquet de roses cuisse-de-nymphe (j’ai longtemps hésité avec une belle gerbe de chrysanthèmes frais mais je me suis laissée convaincre par le fleuriste que les cuisses-de-nymphes étaient plus rares là où vous vous trouviez). J’ai déniché un ancien globe de mariée, je l’ai vidé sans pitié de sa couronne et de ses souvenirs poussiéreux. J’ai conservé son coussin capitonné, son miroir taillé et ses ornements de métal ciselé, j’y accrocherai mon bouquet pour vous. Placez votre regard au centre et votre reflet dans la mort apparaîtra encadré de pétales de chair tendre. Les roses devraient être à point quand mon colis vous parviendra. Pas encore sèches, toutes pleines de leur fragrance et juste assez fatiguées pour se défaire tranquillement de leur douceur dans vos mains. Enfin, en ce qui concerne l’acheminement, j’ai recruté une compagnie de bombyx qui se chargera du colis. Ces lépidoptères connaissent l’adresse des défunts sans qu’il soit besoin de leur chuchoter des imprécations mystérieuses.
Voyez comme j’ai à cœur de vous faire plaisir (je suis certaine que la banalité vous fait horreur) ! Il ne fallait pas moins de précautions pour vous annoncer ce que je veux vous écrire : j’ai lu vos livres avec attention, et admiration. J’y ai retrouvé avec bonheur le chemin des arcanes littéraires qui m’ont inspirée à écrire Le Chien noir. Chemin le long duquel des alcôves dispensent des gravures érotiques du XVIIIe, quelques précieuses éditions du Marquis, des dagues perçantes qui luisent derrière des vitrines, des petits meubles d’acajou pour bonbonnière, des coffrets en marqueterie de nacre noire… Par-dessus tout, je tenais à vous dire à quel point j’ai été éblouie par votre talent : l’exigence de votre écriture et le raffinement de votre imagination taillent cruellement, tranchants comme les griffes du tigre, elles abîment le lecteur pour le jeter dans l’effroi. Mais vous ne vous arrêtez pas là : une fois passé le rideau du dégoût, nous voici plongés, tremblants, dans l’extase sensuelle. Le poison prend alors le goût de l’ivresse et le lecteur referme le livre avec un trouble persistant. Gabrielle, votre invitation à l’étrangeté a fait de moi un monstre, et ce faisant vous m’avez rendue plus humaine.
Qu’est-ce que la liberté sinon l’audace ? Et, sur ce point, à nouveau, je vous tire mon chapeau. À travers Le Nécrophile et La Marchande d’enfants, il m’est apparu que le malheur noir de l’enfance pouvait mener à cette flamboyance interdite de l’homme libre. Cet homme effroyablement étranger à la société, contraint d’aimer en secret jusqu’à sa déchéance inévitable, jusqu’au délitement suprême de son existence. La mort devrait toujours être exemplaire. Comme la vie. Intransigeante, même dans l’immoralité. L’exercice du carpe diem est une tâche qui s’avère plus difficile qu’elle n’y paraît dès lors qu’on l’aborde en...