Gabrielle Wittkop, gothique reporter
L’universitaire Elizabeth Durot-Boucé, dix-huitiémiste, est spécialiste du roman gothique et d’Horace Walpole. L’occasion de savoir si Gabrielle Wittkop, cette « enfant des Lumières », qui se déclarait « arrière-petite-fille de Sade », est bien une héritière du roman noir.
Vous êtes une spécialiste des Lumières. Que vous inspire la littérature de Gabrielle Wittkop ?
Si l’on s’en tient à la définition des Lumières comme triomphe de la raison, Gabrielle Wittkop s’inscrit en « usages de » faux car tout chez elle dérange. Mais le XVIIIe siècle est une époque oxymoronique : époque de démesure, le Siècle des lumières est aussi celui de l’illuminisme, du libertinage, du renouveau gothique et de la naissance du roman noir. Le roman gothique est l’indice d’une soif de transgression et d’un désir d’affranchissement. C’est une contre-culture subversive, artistiquement, politiquement. De même, refusant l’ordre établi et la morale, le libertinage – position d’indépendance vis-à-vis de toute sujétion – fait montre d’insubordination contre l’« extrêmement bonne compagnie ». Ces deux genres font entendre une seule voix, écho de la révolte des opprimés et des minorités, véhiculant un message d’espoir, de tolérance, de respect de la nature humaine dans sa diversité. En ce sens, Wittkop s’inscrirait, pour moi, dans le courant transgressif et « excessif » du roman gothique et du roman libertin tel que porté au paroxysme par Sade.
« Donatien », avec lequel elle partage une affection pour l’outrance…
Tout chez elle rappelle son siècle préféré, Sade et Walpole : écriture ténébreuse et fulgurante ; mélange de raffinement et de cruauté ; préciosité et précision ; dynamisme et lenteur ; entre-deux. Chez les trois l’irrégularité me semble le trait dominant et donne une amorce d’explication à leur goût pour le « dé-lire ». L’intrigue emprunte des détours pour dérouter le lecteur et l’obscurité du décor trouve un écho dans les méandres de l’écriture nocturne et dissimulatrice (enchevêtrement des récits, accumulation de subordonnées et de superlatifs, choix d’un lexique typiquement gothique, emprunté aux poètes des cimetières, à Shakespeare et à Burke, hésitations de la focalisation). Tout dénonce une société étouffante. Alambiqué, contourné, sans rien de régulier ou de droit, le gothique est queer. Cette esthétique de l’irrégularité et de l’entre-deux est présente chez Wittkop dont les thématiques (Éros et Thanatos, identité de genre, étrangeté, macabre et hybridité) et le style (labyrinthique, précieux) l’apparentent bien au gothique et au roman sadien. Si son refus du conformisme la rapproche du gothique, tout comme l’ambiguïté genrée quasi hermaphrodite, la virtuosité raffinée de son écriture la situe dans la lignée de Sade. Mais, à la différence de la visée contestataire de ces deux esthétiques, il n’y a pas de dénonciation d’une société aliénante chez Wittkop. Je ne suis pas sûre que la fiction wittkopienne soit une littérature...