Dès l’abord, la quatrième de couverture nous intrigue : « Luce d’Eramo, élevée dans une famille de dignitaires fascistes, partit de son propre chef en Allemagne en 1944 pour intégrer un Lager, un camp de travail nazi ». Quand nous feuilletons le volume, notre étonnement croît : l’œuvre est constituée de quatre parties, chacune datée, de la première, indiquant « Écrits de 1953 à 1954 », à la dernière, nommée « La distorsion » (synonyme du Détour du titre ?), précisant « Écrits de 1977 ». Les premières pages, à leur tour, nous désarçonnent, et ce dès l’incipit : « Ce fut incroyablement facile de s’évader ». Nous sommes bien loin du parcours biographique et par conséquent narratif auquel nous a habitués la littérature des camps : arrestation, transport, arrivée (avec l’atroce sélection quand il s’agit d’un camp d’extermination), apprentissage des codes du camp, résistance ou découragement, épreuves multiples, marche de la mort, libération… Nous sommes donc au début plongés dans un monde oserait-on dire moins reconnaissable : la narratrice a rejoint ce qui semble être un lieu de transit, de passage, où se mêlent des travailleurs étrangers libres ou d’anciens prisonniers, comme elle évadés, et elle parvient à travailler dans la ville la plus proche, Munich, sous la menace des bombardements permanents. Le récit à la première personne et au présent est d’une grande précision, décrit avec méticulosité les sensations, les impressions, les pensées, propose des portraits vifs et acérés de ceux et celles qu’elle rencontre, restitue les dialogues avec les nuances propres aux différents niveaux de langue et aux approximations de cette Babel improvisée. Nous nous demandons s’il s’agit là d’une chronique qu’aurait inspirée un journal intime tenu alors ou bien plutôt d’un choix littéraire parfaitement maîtrisé. Les fragments suivants bouleverseront de nouveau notre lecture : Luce d’Eramo va relater ce qui suivra aussi bien que ce qui a précédé cette première séquence, multipliant les ellipses, nous emportant avec elle dans ses fuites successives, et cela sans répit.
Ce n’est qu’après plus de deux cents pages, dans la dernière partie, que nous apprendrons pour quelles raisons et dans quelles circonstances elle fut amenée à écrire ces récits fragmentaires. C’est alors, également, qu’elle avouera, à elle-même en premier lieu, qu’elle n’a fait que repousser ainsi l’essentiel, ce qu’elle avait refoulé : paralysée après un accident lors d’un bombardement, rapatriée à Vérone, c’est à la suite d’un acte volontaire qu’elle s’était fait arrêter par les Allemands et qu’elle avait été déportée, cette fois, à Dachau. Ainsi recommence-t-elle l’exploration de ce passé, exploite-t-elle de nouveau cette sorte de carrière que constitue la mémoire, en un chantier qui s’apparente aussi au travail de la cure psychanalytique. « C’est cela maintenant que je voudrais comprendre. D’où a bien pu venir un tel blocage ? Par quelle démarche ai-je réussi pendant si longtemps à négliger les nœuds de ce violent passé, persuadée par-dessus le marché d’en avoir tiré la leçon. » Comme à la fin de La Recherche, il faudrait alors que le lecteur, lui aussi, relise, à la lumière de cette révélation, les pages qui ont précédé.
Il est bien sûr impossible de résumer les nombreuses péripéties qui se succèdent, de rendre compte de la richesse des réflexions et de la complexité des attitudes et choix humains ici décrits. Sans aucun doute ces longs mois de 1944 et 1945 furent-ils pour la protagoniste son « université », comme osa le dire Primo Levi d’Auschwitz. Nous ne cessons d’admirer la force de vie, le courage et la lucidité de cette jeune fille qui n’a pas encore 20 ans. Ouvrière dans une usine d’I.G. Farben, elle parvient à lancer une grève malgré le danger encouru : elle permettra d’obtenir… « une soupe de pois cassés et un œuf dur ». Clouée au lit, en proie à d’atroces souffrances, ne pouvant plus espérer retrouver une vie normale « après ça », elle inscrit pourtant sur sa porte « Chambre de la bonne humeur » et se fait payer pour le réconfort qu’ainsi elle apporte aux autres malades ou aux civils allemands effrayés par les Russes victorieux. Elle s’efforce surtout de penser le fonctionnement de la machine nazie, les rouages de l’asservissement et de la déshumanisation des victimes comme des bourreaux. Elle va jusqu’à formuler cette hypothèse, qui provoque en elle une « sensation glaçante » : « la société du K-Lager ne faisait que porter au paroxysme la sélection du monde extérieur, elle n’était pas une réalité autre, mais seulement une exaspération inouïe de l’ordre extérieur ».
Thierry Cecille
Le Détour, de Luce d’Eramo
Traduit de l’italien par Corinne Lucas
Fiorato, Le Tripode, 440 pages, 25 €
Domaine étranger Mémoire en travaux
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Thierry Cecille
Pendant près de trente ans, Luce d’Eramo (1925-2001) explore et réécrit son passé, composant une œuvre passionnante et unique dans la littérature concentrationnaire.
Un livre
Mémoire en travaux
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°211
, mars 2020.