Comme dans beaucoup d’autres de ses textes, Jerome Charyn aime se servir de l’histoire américaine comme toile de fond. Cette fois, il se focalise sur le quartier chaud de la ville de Manhattan, « La Terre Sainte », à l’époque de la guerre d’indépendance. Alors qu’ils s’affrontent militairement pour la maîtrise de l’embouchure de l’Hudson, George Washington et William Howe fréquentent le même établissement, « Le Jardin de la Reine », un bordel dont les prostituées sont appelées « nonnes ». Washington adore d’un amour ardent la patronne Gertie, « la rousse la plus rousse du monde » qui a un fils Johnny surnommé « Bel-œil » car éborgné en se battant aux côtés de Benedict Arnold au Canada. Ce Johnny a tout du héros picaresque. Fanfaron il n’a peur de rien et il est aussi follement amoureux. L’élue de son cœur n’est autre que l’une des « nonnes » de sa mère, la belle Clara. Il s’imagine également être le fils naturel de George Washington. Gertrie, Johnny et Clara vont croiser tous les personnages historiques de l’époque et être associés aux plus invraisemblables trahisons. Fiction et histoire s’emmêlent en un feu d’artifice de péripéties dans ce tourbillon de tuniques rouges qu’est devenue Manhattan. Dans les ruelles la richesse y côtoie la misère, « Les riches avaient leurs parcs privés, où l’on pouvait entendre des madrigaux, et dont tous les mendiants et les Africains étaient exclus ». Charyn redonne leur place aux Afro-Américains dont l’exploitation par les deux camps a été trop longtemps ignorée. Mais la présence obsédante de leur misère n’empêche pas la drôlerie comme lors du bal éthiopien, où Johnny est l’invité blanc d’une « soirée noire » dont la reine est la belle Clara. Les hommes sont habillés en officiers britanniques mais ce sont comme toujours les femmes qui mènent la danse. « Nous autres les hommes, on mène nos petites guerres, pendant que les femmes nous encerclent, tels des fauconniers et leurs oiseaux de proie invisibles »
Les motivations des personnages ne sont donc pas toujours très limpides car les passions personnelles prennent le pas sur la raison politique. Il est difficile de savoir pour qui travaille précisément Johnny, ce qui lui vaut d’être suspecté d’espionnage par les deux armées. Les Anglais vont finir par l’enfermer dans les cales infectes du « Jersey » où il partagera le sort des malfrats des bas-fonds. Mais pour lui c’est là « une bien meilleure université que King’s college, j’y ai vécu de désespoir et de soupe croupie en homme mort encore doué d’imagination ».
Des grands événements animés par
de minuscules figurines.
L’écriture est nerveuse, l’inventivité incessante. C’est alternativement léger, distant, virevoltant puis dur, sordide, répugnant parfois. Le monde de Charyn juxtapose horreur et drôlerie, enchaînant cauchemars et farces. Les machinations sont extravagantes, les règlements de comptes impitoyables mais les personnages souvent désarmants par leur ingénuité. Washington, ce géant, adore les contes de fées pleins d’enfants et de monstres, et son amour pour Gertie est une incroyable romance, « cette grande imprudence dans la vie d’un homme si prudent ». Le rythme est endiablé, traduisant à merveille toute la folie et les contradictions de l’époque. Comme Swift, Charyn aime jouer des démesures. « Nous étions tous des Lilliputiens environnés de Gulliver en costumes britanniques, grands et gros hommes aux testicules pendants ». Les grands événements semblent animés par de minuscules figurines, petits soldats de bois et poupées aux joues vermillon tandis que les grandes figures restent énigmatiques et imprévisibles. L’ambiguïté est constamment présente, égayée par la truculence, la bouffonnerie, mais aussi par une élégante musicalité, celle du style de Charyn, parfait dans toutes les partitions, capable d’interpréter « la danse imbécile de la guerre » ou le plus délicat des menuets. Mais la composition n’est-elle pas toujours la même ? « Je ne m’étais pas rendu compte à quel point le menuet est cruel - à quel point le rythme en est implacable ». Car la reine disparaît toujours dans l’ombre sans son cavalier.
Fabuleux hommage que Charyn rend à « son » dix-huitième siècle en suscitant ces frissons, ces délicieux effrois, ces enchantements qui révèlent une nouvelle fois le talent de cet exceptionnel conteur.
Johnny Bel-œil Un conte de la Révolution américaine de Jerome Charyn
Traduit de l’anglais (États-Unis ) par Catherine
Richard, Rivages, 464 pages, 25 €
Domaine étranger Les feux de la guerre
novembre 2009 | Le Matricule des Anges n°108
| par
Yves Le Gall
Dans un conte exubérant et baroque, Jerome Charyn donne de la chair et des couleurs à la Révolution américaine.
Un livre
Les feux de la guerre
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°108
, novembre 2009.