Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce
Roberto Bolaño (1953-2003) était-il hanté par l’idée de la mort, plus encore que par celle du Mal ? En une douzaine d’ouvrages, il a peint une fresque lyrique, hallucinée où sexe, violence, barbarie jouent à cache-cache avec la fragilité, la solitude infinie, l’émoi et la beauté. 2666, son dernier ouvrage posthume, évoquait les milliers d’assassinats inexpliqués de femmes, du côté de Ciudad Juarez, au Mexique. Son premier opus écrit entre 1979 et 1984 nous offre deux textes : un roman, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, et une courte nouvelle, Journal de bar. Le roman évoque la vie somme toute banale d’un couple. Angel Ros, apprenti écrivain, aime Ana, une Sud-Américaine, à qui il récite des passages d’Ulysse de Joyce. Leur vie bascule lorsqu’ils se retrouvent au chômage. Ana zigouille la personne âgée chez qui elle travaillait et entraîne son amoureux dans une folle et meurtrière échappée. L’extrême froideur des personnages, la gratuité et le naturel de leur travail de mort, la dévastation qu’ils opèrent, l’absence de remords de leurs crimes surprennent. Les cadavres s’empilent. Une scène fait frémir et interroge. Lors du braquage d’un couple dans son appartement, Angel discute littérature avec la maîtresse de maison, auteur de six ouvrages, pendant qu’Ana torture son mari et la bonne. « Vous croyez en ce que vous faites, Montserrat ? Je veux dire : quand vous écrivez un livre, vous avez la sensation que vous faites quelque chose de réel ? ». Pour le dernier forfait, Ana reste au tapis. Angel partira pour Paris, fleurir la tombe de Morrison et écrira dans l’ombre et la lumière de Joyce.
La courte nouvelle Journal de bar, Barcelone, 5e district, montre Mario, qui passe ses nuits à écrire. Au petit matin, il fréquente un bar. Le patron, Vila, lui apprend qu’il le croyait mort. Un Chilien s’étant jeté dans le vide. Chaque jour, Vila précisera un détail du suicide, jusqu’à… ?
Ces deux œuvres assez différentes finissent par s’articuler, se répondre en miroir, mettant en place les prémices du jeu de l’ego cher à Bolaño, qui incorpore, interprète ses personnages, faisant de son œuvre une sorte de caisse de résonance de son propre moi. Ainsi, à la fin du roman, Angel Ros contemple la devanture d’une librairie du Quartier latin. Se perçoit-il en écrivain ou en tueur appréhendé ? « Curieux phénomène : dans le fond, le roman à succès, le recueil de poésie pour poètes, le dernier essai de la nouvelle droite ; au milieu comme un gaz, mes traits immobiles, mes yeux, mon nez gelé, le col relevé de ma veste ; et de l’autre côté, dans le fond aussi, ou au premier plan, les corps des flics qui avançaient vers moi comme des cauchemars qui surgiraient des livres. » Qui est l’écrivain, qui est le tueur ? Qui crée qui ?
Brouiller les cartes, la perception, les structures narratives, mettre en abîme et ceci avec la plus grande des jubilations, paraît dès ce premier roman avoir été un des exercices de style de Bolaño. De cet ouvrage écrit à quatre mains, saurons-nous un jour les secrets de fabrication ? Dans la préface, le co-auteur A.G. Porta (dont un seul roman a été traduit en français, Le Passant de Mac-Mahon) essaye d’expliquer la genèse du livre, la place de chacun dans la réalisation. Pour avouer qu’il ne sait s’il doit vraiment dire la vérité ou « élaborer une réponse à la hauteur des attentes que la question a suscitées », qu’il ne se rappelle plus, qu’éventuellement l’un aurait écrit le scénario et l’autre la rédaction, ou qu’encore le texte aurait pu être composé sous forme de cadavres exquis…
Conseils d’un disciple de Morrison
à un fanatique de Joyce
de Roberto Bolaño/A.G. Porta
Traduit de l’espagnol par Robert Amutio
Christian Bourgois, 218 pages, 18 €