Kanaka, l’avant-dernier livre de Jean-Jacques Viton, proposait de voyager sans bouger de chez soi, à partir de cartes postales reçues des amis des quatre coins du monde. Voyage immobile en apparence puisque les cartes devenues poèmes créaient les lignes de fuite de la rêverie. Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé, lui, transforme la logique de réception passive en volonté expresse de se mettre en mouvement. Mais le résultat est à la fin le même : je n’ai pas bougé. C’est la ruse du renard qui se dit là, sourire en coin. Mais on ne rit pas longtemps, même si on n’avance parfois dans la légèreté de perceptions, de contrepoints où l’on voit « un grand mouvement vert/ clapotis vert et reclapotis/ la prairie tout entière se transforme/ c’est lent c’est calme ». Car ce nouveau livre est comme imprimé, photographiquement, par la « dure réalité rugueuse » du monde (Rimbaud), de ses drames, du mal qui circule en lui plus vite que la lumière. « Dure réalité », raucité sonore des événements venus se tordre en grimaçant sur l’écran du poème, comme au coin d’une rue une rixe minable et lâche. Je voulais m’en aller…, en deuil presque de la joie, le dira frontalement, nommant les quatre points cardinaux de son balisage (Nord - Ouest - Sud - Est ), NOSE « ça dit nausée. » De ce point-là de dégoût, lassitude presque mélancolique, un programme s’annonce : « ouverture des pièces à conviction/ lourdes vulgaires lassantes épaisses écœurantes/ bêtes déconcertantes superficielles haineuses// entre les mailles de l’alphabet nécessaire/ sur une surface exposée// anorak attentat atrocités archevêque angoisse arbitraire arrogance adipeux avilir asticot/ battre bagne bicots bougnoules béatitude bagnole (…)/ zigouiller zakouskis zieuter zélateur zizi zigomar zup zizanie zone/ regarder tout cela clairement/ trouver un endroit dégagé des pollutions/ éviter la pleine lune bien s’habiller l’hiver ».
Si des mots semblent manquer (stalinisme, par exemple), on voit bien qu’ils sont contenus dans d’autres, « il faut, ajoute Jean-Jacques Viton, connaître son œil (…)/ traduire les hurlements au-dessus de nos têtes ». Construit de 24 poèmes, autant de « plans à regarder comme des cartes en désordre/ dispersées sur une table demi-lune », ce livre est une syncope à lui seul où il y faudra (second exercice) retrouver sa respiration, tant l’horreur vraie des boucheries est montrée. Le poème XV, par exemple, en évitant toute complaisance, touche à une brutalité que seul pût écrire Reznikoff dans Holocauste ou Testimony. Si l’obscénité ne s’y marque pas, ce n’est pas seulement parce qu’elle n’est pas la finalité du poème (aucun expressionnisme vulgaire chez Viton), mais parce que le travail sur le vers, sa sobriété, la césure qu’il permet, suspend la prolifération des représentations où nous croyons penser le monde.
Ce soulèvement vertical, saillant (projective verse écrira Charles Olson) dévoile une pudeur que le poème, au cœur de l’horreur, permet. La colère, elle aussi, est canalisée par le vers jusqu’au calme de narrations comme trouées de flaques d’eau. On reste pourtant harponné par ce que nous met Viton sous les yeux, des restes épouvantables de la mondialisation, toujours plus agissante, élargissant son déversoir de rebut (décrits méthodiquement), - de la maladie des platanes que les cagettes américaines (pourrissantes) ont permis après la Seconde Guerre mondiale, à l’invention par d’ordinaires racistes de « la soupe au cochon » : « ce sont les bénévoles de la « soupe au cochon »/ qui servent cette soupe discriminatoire inventée à Strasbourg/ copiée à Nice à Charleroi à Bruxelles et sans doute ailleurs/ elle est proposée au SDF sous le slogan/ “les nôtres avant les autres". »
Jean-Jacques Viton nous avait, c’est vrai, prévenus : « il faut connaître son œil ». La leçon que donne avec lui la littérature pouvant se dire aussi fortement que cela : « la manière dont on se tire de la situation/ n’est pas une chose importante// mais tout ce temps devient unique ». Il faut le traverser.
Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé
Jean-Jacques Viton
P.O.L, 112 pages, 16 €
Poésie De la réalité rugueuse
mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93
| par
Emmanuel Laugier
Jean-Jacques Viton poursuit un cycle de poèmes critiques de la violence du monde, véritable planche de vivre contre l’épuisement et le nihilisme.
Un livre
De la réalité rugueuse
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°93
, mai 2008.