En poésie, ressentir cet émoi un peu désorientant qui signe l’éclosion d’une voix nouvelle, est rare. C’est pourtant ce qui se passe à la lecture du premier recueil d’Emmanuelle Grandjean, Les Terres sans sommeil, un titre dont le halo de songes et de sortilèges annonce de l’âpre et de l’indompté en même temps qu’il parle au corps sauvage.
Articulé en cinq parties – Les brumes, les combes ; Les corps, les plaines ; Les amers, les landes ; Les aubes, les pierres ; Le lieu, la nuit –, le livre cadastre des terres, un dehors constitué de présences bien réelles dont l’épiphanie donne accès à ce monde primordial qu’ignore superbement l’autre monde, le nôtre, façonné par les idées. Des lieux indéfaits, longuement arpentés par un « tu » qui se souvient, s’étonne, erre. « Tes pas qui, à force, confondent les terres, comprennent qu’il n’y a pas d’autre chemin, pas d’autres lignes que celles qui, intracées, isolent et perdent ». Une façon d’aller à l’aventure qui donne la mesure et la démesure de notre liberté – « Qu’importe le jour ensuite, qu’importe le temps, les nuits / froides de l’absence » – et qui, par-delà la prise de risque, est un acte amoureux fait d’attention et d’intensité.
« Mystère galopant aux ornières closes des sapins / Le pas d’un cerf fait écho à l’âme qui s’enfonce ». Cette âme qui s’enfonce hors tout tracé, est celle qui obéit à la voix du désir, à ce qu’il a d’insaisissable, de vaste, de déchirant. « Jamais tu n’as vu la combe de si bas, jamais tu n’as autant compris son emprise, son épaisseur d’où émerge à peine ton désir, la peau d’autres hommes, leurs corps auréolés de brumes sur lesquels tu passeras la nuit et qui ouvriront en ta chair d’autres sentiers d’errance ». Noces sauvages où se mêlent l’ardeur de ce qui ne peut durer à la vitalité explosive de l’énormité poétique quand elle donne voix aux plus voluptueuses déraisons de vivre et ne cesse de ramener le corps au centre de la pensée. « Tes seins se tendent vers sa vie, crient l’ardeur inquiète de ses mains à creuser ton exil // Et c’est ton corps qu’il étend tout au bout de cette large tiédeur, l’espace de sa peau qui ouvre ta chair au lointain, ouvre les vastes plaines du désir, les terres là-bas qui s’effacent sous la brume, les vastes plaines hors d’atteinte… »
Animée par le sens du frisson vital, et le sens de l’aléa dans sa dimension de hasard mais aussi de destin – de possibilité de gagner ou de perdre –, la parole poétique devient voyage initiatique, aventure tactile, parcours mémoriel parmi ces terres sans sommeil « accrochées aux pieds des songes », hantées de folles espérances et de fièvres belles comme le dynamisme du primordial. Dans sa tension ou ses ralentis, le poème prête ainsi aux réalités géographiques des accointances, des formes, pour ne pas dire une physionomie, où peuvent se rejouer des expériences fondatrices – « Seule la violence fait taire ton désir / Qui s’exile vers les vastes plaines ». Où peuvent s’incarner une dialectique de l’absolu et du rien sur fond d’amour et d’amer, de pierres et de plaie, d’absence et de perte. « Tu implores, les arbres font silence / Tu cries, les voix meurent dans ta gorge // Son corps s’éloigne // Il faut t’habituer à cela, t’y résoudre ».
La force du premier recueil d’Emmanuelle Grandjean est dans la vérité de l’écriture du corps, dans la façon de dire tout haut ce que rêve le corps. Elle le fait en laissant errer la parole, en approchant la beauté avec angoisse, en inventant l’infini sans contenu du désir. En cherchant sa route et en s’égarant entre ce qui dure et ce qui s’anéantit.
Richard Blin
Les Terres sans sommeil
Emmanuelle Grandjean
Éditions de Corlevour, 96 pages, 16 €
Poésie Chemins d’inconnaissance
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Richard Blin
Entre songe et audace, souvenirs et solitude, une voix se cherche et s’égare. Au plus près de la terre et de l’élémentaire.
Un livre
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, mars 2024.