Chaque personne aimée en disparaissant ravit un peu de chair et d’âme à ceux qui restent. Celle que Frédéric Brun a perdue, Perla, n’est pas seulement sa mère, elle est aussi cette juive polonaise née près de Cracovie, où elle dut retourner, condamnée à endurer de longs mois durant les enfers de la déportation à Auschwitz-Birkenau en 1944. Si ce récit a été dicté par l’urgence du deuil de celle qui vient de mourir, il est surtout né d’avoir laissé le temps se décanter, comme si le silence que la mère avait déposé et qui dormait depuis si longtemps en lui, son fils, avait fini par demander à bruire, à être clarifié. Car toute sa vie qu’elle s’est efforcée de bâtir le plus normalement possible (une maison, un travail, un mari, un enfant), Perla est demeurée un « mystère », un personnage aimant, avec ses joies et ses peines, mais tout de silence vêtu. C’est ce silence impénétrable qui plane ici, au point qu’à l’intérieur de chaque phrase, on l’entendrait presque pulser en basse continue, à l’instar du sang qui à notre insu frémit dans nos veines et modèle notre mémoire. « Nous n’avons pas assez profité l’un de l’autre, il y a eu trop de barbelés entre nous » confie le fils, qui reconnaît avoir pendant longtemps ne pas « voulu savoir ». Écrire pour Frédéric Brun ne sera alors qu’une manière « de rester encore avec elle », d’imaginer les pièces manquantes, et d’ajuster ces morceaux de vie épars ou simplement tus. Avec toujours cette incompréhension, ce « pourquoi » qui résonne dans le vide, quant à la contradiction d’une Allemagne dont le génie romantique le fascine mais dont la barbarie la plus abjecte a « brisé » la vie de sa mère.
À la densité nue, parfois implacable, de l’écriture répond une mélancolie toute sebaldienne que confère l’insertion des photos en noir et blanc de clichés, ceux pris par Perla revenue des années plus tard avec d’anciens déportés sur les lieux de l’abomination, ou ceux de tableaux (Caspar David Friedrich) et de portraits d’auteurs (Novalis, Hölderlin) dont la lecture va se révéler fondatrice dans l’expérience du deuil et l’apprivoisement de la souffrance. Car derrière l’émotion, intensément présente, se déploie un questionnement brûlant en quête d’improbables réponses. « Que m’a transmis exactement Perla de chair à chair ? » Comment porter « l’héritage » d’un tel traumatisme ? Enfant de l’après-guerre et de « la lignée épargnée », Frédéric Brun écrit aussi alors qu’il va devenir père pour la première fois. Mort et naissance, disparition et résurrection à soi et aux autres, c’est ce motif de l’apprentissage du véritable lien entre la vie, l’amour et la mort, entre le grain de poussière, l’arbre et l’infini, qui court dans tout le livre une façon de chanter le miracle qu’est la chaîne de la vie, et que renforce la plénitude propre à la jouissance d’exister. C’est pourquoi malgré Auschwitz, l’angoisse et la dépression de Perla, la tonalité du récit n’est pas (seulement) grave, ni douloureuse. Outre le calme regard que porte l’écrivain sur les choses, et sur ce qui, dans ces choses, vous ignore à jamais, on est aussi frappé par la capacité d’émerveillement et la conscience de la beauté qui l’anime un peu comme celle du SS, fragile et dérisoire, qui un jour de 1944 décida du destin de Perla. Dans ce texte court et maîtrisé ni un roman ni une autofiction ni un journal à proprement parler Frédéric Brun réussit avec une candeur souvent insolite, à tenir sa ligne comme un fil que l’on tire, et suit : celui de la filiation, et d’une continuité qui s’affirme et se célèbre comme un « joyeux » recommencement.
Perla
Frédéric Brun
Stock
116 pages, 13,50 €
Domaine étranger La vie en chaîne
mai 2007 | Le Matricule des Anges n°83
| par
Sophie Deltin
Un premier récit sur la figure d’une mère survivante d’Auschwitz : c’est sur ce fil qui par-delà la mort relie les êtres entre eux, qu’avance Frédéric Brun.
Un livre
La vie en chaîne
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°83
, mai 2007.