L’œil, organe et métaphore, est récurrent dans l’œuvre de Cartarescu. Il est le miroir de l’espace autant que l’instrument de la vision, jusqu’à devenir l’image d’une écriture qui avale tout sur son passage. En effet, Orbitor, titre de son précédent roman, signifie « aveuglement ». Cet opus, d’abord publié en 1999 chez Denoël, a été réédité en Folio SF, bien qu’il n’ait guère à voir avec la science-fiction : on y conte, à travers le regard d’un enfant nommé Mircea, la guerre terrifiante entre les morts-vivants dont sa famille est issue et les armées de Dieu, tout cela dans un Bucarest fantasmatique, sans compter mille épisodes, dont celui où les transformations les plus inquiétantes agitent une salle d’hôpital…
Dans L’Œil en feu, il s’agit encore d’un enfant. La dimension autobiographique passe par l’évocation de la mère « qui filait la laine et les contes » et à qui le relie un « cordon » non plus ombilical, mais « situé entre les sourcils ». D’un coté, l’appartement familial donne sur la ville, de l’autre sur « le château mélancolique » d’une minoterie. Il observe la capitale roumaine pour en transpercer tous les mystères, les non-dits, braquant le faisceau lumineux d’un miroir vers les fenêtres plus ou moins proches : « La lumière a fusionné avec mon cerveau et mon cri ».
Peu à peu, depuis « l’époque où les profs et les flics nous obligeaient à avoir la boule à zéro », les âges de toute une vie, sans compter les générations de la famille Badislav depuis le XIXe siècle, sont brassés par les chemins labyrinthiques du narrateur. En fait, le roman est organisé tout entier grâce à « la folie architectonique » de ses rêves… La progression est hallucinatoire, mais aussi, parmi le fantastique incessant, d’un terrible réalisme quand est brossé le tableau des persécutions staliniennes. Face à la bêtise et au sadisme dogmatique des dirigeants et lieutenants de la Securitate, les artistes, y compris de cirque, sont aux premières loges : « Ils se révélaient ennemis de l’État et du régime socialiste, en accordant à des journaux bourgeois des interviews pleines de mensonges et de calomnies sur les dirigeants communistes. Heureusement, les camarades intellectuels français et italiens étaient solidaires ». On mesurera l’ironie.
Seule, l’autopropulsion dans un imaginaire flamboyant permet de fuir le totalitarisme de Ceausescu. Il s’agit de dépasser les limites du moi par des métamorphoses incessantes, tel ce Vânapashtra, « l’Homme Serpent », qui se produit sur la piste du cirque et sous les yeux émerveillés de l’enfant qui assiste rien moins qu’à la création de l’homme par « l’œil de Shiva ». C’est ainsi que l’on a pu évoquer l’influence de Borges. Peut-être… S’il n’a pas toutes ses perspectives métaphysiques, ses personnages typés, sa concision, Cartarescu, né en 1956, n’en a pas moins une personnalité littéraire bien à lui. Poète, romancier, chargé de cours à Vienne sur la littérature post-moderne et l’avant garde roumaine, il se targue d’avoir inventé le « texistence », entendez la non séparation absolue du texte et de l’existence.
Devant la destruction de la mémoire et du centre ville de Bucarest par une tyrannie délirante, devant l’endoctrinement politique, la propagande antireligieuse, la création littéraire de Cartarescu est une immense soupape de sécurité mentale. Il s’agit moins d’un roman que d’une théorie de l’écriture poétique qui, comme chacun sait, est une véritable liberté politique. D’aucuns trouveront étouffant « ce livre illisible qui ne dit rien », submergés qu’ils seront par l’afflux des métaphores filées, noyés dans un magma aux filaments dangereux pour l’équilibre de l’esprit ; d’autres trouveront à voluptueusement nager et circuler parmi cette ville intérieure, cette explosion visionnaire permanente, et cependant maîtrisée.
L’Œil en feu
Mircea Cartarescu
Traduit du roumain
par Alain Paruit
Denoël
512 pages, 28 €
Domaine étranger Cirque visionnaire
janvier 2006 | Le Matricule des Anges n°69
| par
Thierry Guinhut
Mircea Cartarescu change la Roumanie de son enfance et de sa famille en contrée infiniment fantastique et poétique ou en opéra fabuleux.
Un livre
Cirque visionnaire
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°69
, janvier 2006.