Le Monde est semblable à la Bibliothèque, la Bibliothèque imaginaire (à l’image du Musée imaginaire de Malraux) et personnelle est le Monde. L’Hôtel Nomade que rejoint, au soir, Cees Nooteboom, et qu’il quitte au matin, pourrait aussi bien avoir pour enseigne Babel. Babel des langues et des visages, mythe de l’unité vécue puis perdue, c’est ce que le voyage -comme la lecture- arpente et construit tout à la fois. Dans le « palais de la mémoire » (Saint Augustin), Nooteboom voit s’allumer paysages, rencontres, objets d’un quotidien enfoui ; il tente de les attraper, de les cerner avant que l’oubli ne parvienne à les éteindre tout à fait. Ressurgissent : les échos de pas humains dans Venise au crépuscule, les chambres hasardeuses ou idylliques, avec les secrets dont « sont auréolés » les mystérieux voisins d’une nuit, Mantoue dans le brouillard des siècles, les trente-trois temples japonais du pèlerinage de Saigoku-Kannon… Comme chez Bouvier ou Lacarrière, le voyage est une ascèse et une extase : on se transporte autant que l’on se perd de vue, toujours « au cœur du cyclone », regard en arrêt au milieu du flux des êtres et des événements et il faut s’efforcer « d’encercler de mots les choses vues ». On recourt alors à l’humour léger, à l’ironie discrète envers soi et autrui, à l’aphorisme, au don borgésien de l’adjectif surprenant et adéquat -et à une mélancolie un peu teintée d’angoisse face aux « archives intérieures » dont la quasi totalité disparaîtra avec notre mort. Que deviendront alors toutes les images que nous avons engrangées ? « À quoi bon cette surabondance ? Aurait-on pu faire moins ? » Un peintre du siècle d’or hollandais tente de sauver de l’abîme un citron, des huîtres ou un hareng, les albums familiaux de photographies conservent des fragments de « la saga des possibilités humaines » -et Proust, comme Nooteboom ici, construit, avec la réalité qu’il a traversée, une seconde réalité, impérissable celle-là- du moins tant qu’il y aura encore un lecteur
Hôtel Nomade
Cees Nooteboom
Traduit du néerlandais par Philippe Noble
Actes Sud - 285 pages, 22 €
Domaine étranger Voyage intérieur
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Thierry Cecille
Un livre
Voyage intérieur
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.