« Nous, encore aphasiques devant le qui ? rituel posé au nouveau venu » écrit Nicole Caligaris au début de Les Chaussures, le drapeau, les putains, un essai sur le travail, ou plutôt une méditation sur l’homme laborieux tel que l’éclairent décisivement deux grands textes : La Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt et Si c’est un homme de Primo Levi, ainsi qu’un mythe fondateur, celui de Sisyphe. C’est par cette même question (« Le mystère gagne à s’épaissir. Quelqu’un est passé par moi, se passe de moi ? Qui ? ») que se clôt la préface de François Angelier à un autre texte du même auteur (La Dernière Chambre) conçu comme la relation d’une expérience érotique et/ou mystique, à laquelle répondent (davantage qu’ils ne l’illustrent) une vingtaine de troublants photogrammes signés Philippe Bertin. Côté étude et côté fiction, face diurne et face nocturne d’une réflexion sur ce qu’il advient de l’humain en certaines situations limites. Fil de blanc et de noir tressé qui n’a cessé de courir tout au long de l’œuvre depuis La Scie patriotique (Mercure de France, 1997) jusqu’à Barnum des ombres (Verticales, 2002). Indiscernables parts d’ombre et de lumière de Nicole Caligaris, écrivain la nuit et formatrice professionnelle le jour. L’ombre est épaisse jusqu’à la cécité -La Dernière Chambre est le récit d’un attachement et d’un détachement, d’une possession et d’une dépossession : « Qu’est-ce que c’est ce manque qui m’a prise et qui ne part plus maintenant ? (…) Plus de lignes fuyantes. Plus de mur où tâtonner mon chemin. Je suis entrée dans quelque chose de profond qui se plaque sur moi, épais, fort en odeur… Je suis engloutie. Inutile de chercher à revenir à l’envers pour ne pas qu’il me trouve couverte de noir. » La lumière est vive jusqu’à l’aveuglement -Les Chaussures, le drapeau, les putains capture l’homme contemporain sous des feux croisés (Levi et Arendt, déjà cités, Simone Weil, Breton, Caillois, Camus, Pessoa, Paul Nizon, Henri Thomas…) aussi insistants que des spots de music-hall à la poursuite d’un artiste sur scène, aussi foudroyants que des pleins phares sur la rétine d’un lièvre, aussi accablants que des lampes de commissariat en pleine face suspecte. L’homme contemporain dont ce serait encore trop peu dire qu’il aime ses chaînes : « Le travail aujourd’hui est notre Nous voulons. Pourtant il nous en coûte. Pourtant ce consentement passe souvent nos lèvres avec de terribles haut-le-cœur que nous réprimons mal. Mais… que nous réprimons. Nous voulons. » Sous cet éclairage cru jusqu’à évoquer un fondu au blanc : nous, millions de Sisyphes contemporains privés de tout refuge, même à l’ombre du rocher que nous hissons chaque jour vers la lumière pour mieux le voir dévaler au matin les escaliers du métro. « Nous travaillons, nous souffrons. Nous connaissons le règne opaque du désespoir. Nous connaissons l’effroi. Nous connaissons le sourire contrit. Nous connaissons le refoulement de ce qui nous émeut dans l’insondable de notre personnage. »
Une vérité se fraie un chemin en nous, mais il est temps de changer à Havre-Caumartin. Correspondance. Emporter au long des couloirs l’image d’une femme allongée dans la dernière chambre, à la manière d’une putain après sa passe ou de Thérèse de Lisieux après son rêve de Christ -elle a ôté ses chaussures et s’est enveloppée « d’un grand drap blanc » comme d’un drapeau.
Les Chaussures, le drapeau,
Les putains
Nicole Caligaris
Verticales - 80 pages, 6,50 €
La Dernière Chambre
Nicole Caligaris
et Désir voilé
Philippe Bertin
Abstème & Bobance éd.
(5, rue Lalande 75014 Paris)
non paginé, 25 €
Domaine français Sisyphe m’était conté
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Eric Naulleau
Le travail expédié, Nicole Caligaris hésite entre se jeter aux pieds d’un amant ou au pied de la Croix. Deux brèves proses par l’auteur des Samothraces.
Des livres
Sisyphe m’était conté
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.