Jean-Baptiste Brenet avait en 2020 adapté librement le Hayy ibn Yaqzan en le réécrivant à la première personne (Robinson de Guadix, Verdier). Le spécialiste de la philosophie médiévale arabe et latine, qui livre aujourd’hui la riche édition critique de ce classique, nous prévenait alors : « le livre est à la fois facile à lire et difficile ». Facile à lire « parce que c’est une histoire et qu’on aime les histoires », difficile parce que « cette histoire est une théorie et que cette théorie est voilée ». S’il fallait le comparer avec un chef-d’œuvre mieux connu de nous, ce serait, mettons, avec le Zarathoustra de Nietzsche. Il y a aussi, qui ne facilite pas les choses, qu’il s’agit du seul livre qui nous reste d’Ibn Tufayl, né à Cadix dans les premières années de notre XIIe siècle et mort à Marrakech en 1185. Ami d’Averroès, esprit encyclopédique, médecin, mathématicien et astronome, philosophe et poète, son « roman philosophique », comme disait l’intelligentsia de l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, enthousiasma Locke, Leibniz, avait peut-être été traduit (de l’anglais) par Spinoza lui-même, et probablement Defoe s’en inspira-t-il pour écrire son Robinson Crusoé. Il manquait d’une édition savante dont on ne peut que se réjouir qu’elle paraisse en poche, accessible aussi bien à un public de chercheurs et d’étudiants qu’au grand public.
C’est l’histoire d’un homme, Hayy ibn Yaqzan – « Vivant fils d’Éveillé » – né « sans père ni mère » sur « une île de l’Inde, située sous l’Équateur ». Il est issu de « glaise fermentée », par « génération spontanée ». Ou bien, seconde version qui dans le livre succède à celle-ci (typiquement dans la veine joueuse des médiévaux arabes qui enrobent leurs fictions ou leurs forgeries d’hypothèses et de gloses), il a échoué enfant dans un coffre transporté par les eaux. Élevé par une gazelle, il survit au milieu des autres animaux. Pas à pas, il prend conscience de ce qui l’entoure et de lui-même, il apprend, il progresse de degré en degré dans la compréhension du monde par le moyen de sa seule raison. Le propos est très atypique pour l’époque : « Le penseur autodidacte, c’est l’homme sans doctrine, le philosophe sans maître », commente Brenet dans Que veut dire penser ? (Rivages, 2022). Dans l’Al-Andalus cinq siècles avant Descartes, un philosophe arabe nourri d’Avicenne, du soufisme et des Grecs, imagine l’homo philosophicus comme cet homme dont le savoir ne s’assure que sur lui-même, hors le dogme et la bibliothèque, et ce jusqu’à atteindre le degré suprême, l’intuition de « l’Être nécessairement existant ».
Survient sur l’île de Vivant un autre homme, venu d’une autre île, Asāl. Il ignorait l’existence de Vivant, est venu là pour méditer et pour adorer Dieu. Vivant, au contact d’Asāl, apprend la langue qu’il parle et l’existence de son pays, le questionne sur le peuple qui l’habite et sur sa religion. « Asāl lui décrivit la prière, l’aumône légale, le jeûne, le pèlerinage, et bien d’autres pratiques extérieures du même genre ». Les deux hommes, désormais amis, sont ramenés dans l’île d’Asāl par un navire qui passait par là. Vivant, qui croyait au contact du pieux Asāl que « tous les gens étaient doués de naturels excellents, d’esprits perspicaces, d’âmes résolues », sera déçu par les autres hommes qu’il tente en vain de « corriger » : « ils prenaient pour dieu leur passion, pour objets de culte leurs désirs, (…) se tuaient à amasser les débris de ce monde ». En bref, « la plupart d’entre eux étaient au rang des bêtes ». Vivant et son ami regagneront leur île.
Si l’île emblématise le propos et les enjeux du livre, c’est qu’elle est exemplairement le lieu du neuf, du vierge, du commencement ou recommencement absolu. Le séjour, écrivait Gilles Deleuze dans un manuscrit de jeunesse repris dans L’Île déserte et autres textes (Minuit, 2002), d’« un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur ». Dans l’île déserte, dit-il encore, « Voilà l’homme qui se précède lui-même ». C’est ce qui rend Ibn Tufayl si actuel et sa lecture lumineuse, a fortiori en nos temps sombres pour la liberté.
Jérôme Delclos
Vivant fils d’Éveillé, d’Ibn Tufayl
Traduction inédite, présentation, notes
et bibliographie de Jean-Baptiste Brenet, GF Flammarion, 334 pages, 13,50 €
Poches L’esprit souffle où l’île veut
juin 2025 | Le Matricule des Anges n°264
| par
Jérôme Delclos
Autobiographie spirituelle, conte initiatique, roman philosophique, le chef-d’œuvre inépuisable de l’Arabo-Andalou Ibn Tufayl.
Un livre
L’esprit souffle où l’île veut
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°264
, juin 2025.

