Un ciel d’encre, constellé d’étoiles et parsemé de nuages moelleux d’un blanc immaculé. Un croissant de lune en forme de visage énigmatique… En dessous, dans le petit appartement d’un immeuble finlandais, de nos jours, trois jeunes mecs finissent une bière du samedi soir. De retour chez lui, dans la nuit glacée, l’un d’entre eux, Elia, le héros, laisse dériver son esprit… « Autrefois il y avait un bouleau tout penché dans le parc de l’observatoire à Helsinki, on aurait dit que cet arbre était vivant. J’avais l’impression que si je le regardais assez intensément, il me montrerait son visage et me parlerait. Depuis que ce bouleau a été abattu, le parc me paraît tout plat, il a perdu sa vibe. Plus de bruissement mystérieux, rien que le bruissement chiant du vent dans des arbres chiants. » Dès les premières pages, le récit et le dessin nous font glisser dans un univers où se côtoient le réalisme et le fantastique, où les êtres et les époques, le réel et l’imaginaire se succèdent, souvent sur une même planche. C’est ainsi qu’Elia, parti patiner solitairement sous la lune, croise une intrigante voiture vintage… La Moskvitch, voiture soviétique en vogue dans la Finlande des années d’après-guerre, appartient à Eki, un homme – jamais présenté comme un fantôme ni même une apparition – qui vit dans les années 1950, gay comme Elia et sa petite bande. Peu à peu, au fil des échanges entre ces deux hommes d’époques différentes, une complicité se noue ; leurs récits et confidences se tissent, parallèles. Cette rencontre prendra même, le temps de leur parenthèse atemporelle, une tonalité amoureuse.
Dans une petite cabane chaleureuse et foutraque, plantée au milieu d’un étrange désert, comme sur une autre planète, Eki a créé avec son compagnon un lieu où s’élabore une revue littéraire – clandestine – et où s’exprime ce que la société de son temps n’est pas prête à entendre. Ils ont également ouvert Le Théâtre des Péchés, un local et café qui accueille ceux que la société réprouve, et qui fonctionne « comme une société secrète ». Le nom leur a été involontairement offert par un policier, venu taper à leur porte après qu’ils ont été dénoncés par des voisins et qui leur intime l’ordre de « fermer ce théâtre des péchés. » Années d’après-guerre, qui laissent un goût amer à Eki : « Je ne veux pas être normal. Je n’en ai pas besoin. Mais invisible, ça, non. Pendant la guerre, personne ne regardait les choses de près. On n’avait pas le temps, on ne s’en souciait pas. Rien n’était normal de toute façon. »
Ces deux temporalités, ces deux mondes, c’est bien le dessin qui les fait cohabiter harmonieusement : le noir et blanc, très contrasté, offre l’atemporalité aux objets et aux êtres et permet, au sein d’un réalisme précis – description d’une pièce –, cette irruption douce d’un onirisme qu’on accepte aussitôt. Les personnages ont, eux, une beauté où peuvent se deviner différentes influences : on pense parfois à l’esthétique psychédélique des années 1970, avec les volutes qui traversent les pages, les silhouettes aux écharpes interminables, les plantes improbables, le soleil ou la lune anthropomorphisés, qui insufflent aux dessins une forme de naïveté délibérée. Parfois aussi, fugitivement, on songe aux visages et aux corps érotisés d’un Tom of Finland – mais en plus sages ; ou encore à la plastique rétro des acteurs de l’après-guerre.
Ce noir et blanc permet aussi le continuum entre les êtres et les choses. À l’agression homophobe que subit Krill, répond le rejet dont est victime Kaarle, l’ami d’Eki, par un homme qui n’assume plus son désir et le « regarde droit dans les yeux, l’air indigné », lui assénant : « je suis navré, Kaarl ». Rapprochées sur une même planche, ces brimades et violences systémiques se font écho et soulignent la persistance de certaines stigmatisations. Nul besoin d’insister. La réflexion sur l’expérience homosexuelle ne prend jamais la forme sèche d’un didactisme ou la pesanteur d’une parole militante. De même qu’Edith Hammar ne choisit jamais complètement, ni le réalisme, ni le fantastique, de même elle laisse libre cours à la fiction, sans pour autant renoncer à une forme d’engagement de son dessin. À la fin, lorsque Elia et Eki se sont dit adieu et qu’Elia, inspiré par les réalisations de son ami, va à son tour ouvrir son sauna, avec Krill, une planche le montre, venu se recueillir face à la tombe d’Eki, mort des années auparavant. Bercés par cette poésie graphique, on quitte les deux hommes, leur solidarité tendre et leurs luttes communes, par-delà le temps.
Delphine Descaves
Passage, d’Edith Hammar
Traduit du suédois (Finlande) par Marina Heide, Cambourakis, 216 pages, 22 €
Textes & images Traversée du temps
avril 2025 | Le Matricule des Anges n°262
| par
Delphine Descaves
Dans un superbe graphisme noir et blanc, Edith Hammar raconte les destins parallèles de jeunes gays, entre hier et aujourd’hui.
Un livre
Traversée du temps
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°262
, avril 2025.

