Karen Blixen, chasseuse d'histoires
Lorsque l’académie Nobel lui remet son prix le 1er décembre 1954, Ernest Hemingway lance sans barguigner que le prix aurait dû être attribué à Karen Blixen. Cette généreuse appréciation avait de quoi surprendre, quoiqu’elle fût de nature à satisfaire les Danoises et Danois. Ils ont toujours considéré la romancière comme un monument national. Depuis plusieurs années, elle était pressentie pour le prix, or la concurrence était rude. La presse égrenait les noms de Nikos Kazantzákis, Gottfried Benn, Alberto Moravia, Sigrid Undset ou Graham Greene, tous à la tête de bibliographies très fréquentées elles aussi.
Pour illustrer l’engouement qu’elle provoque alors, il faut souligner que ses Winter Tales (Contes d’hiver, 1942) font partie du paquetage des soldats américains lors du débarquement en Normandie… Après la guerre, elle est admise en France parmi les écrivains internationaux qui comptent. En 1961, Pierre Desgraupes l’invite à participer à l’émission « Lectures pour tous » (5 juillet). Mais pour ce qui est du Nobel, là, en 1957, année où elle a ses meilleures chances, il échoit finalement à… Albert Camus. Et l’année suivante à Boris Pasternak. Karen Blixen n’obtiendra jamais le Nobel de littérature. La cécité des jurés ignorant la Danoise la plus traduite depuis longtemps n’oblitère pas le fait que Karen Blixen a incarné durant plusieurs décennies un condensé littéraire très spécifique d’énergie et de grâce, de talent et de volonté. Sans compter son intelligence plus qu’affûtée et sa parole libre.
Aujourd’hui, l’incipit de son grand livre, La Ferme africaine, est presque aussi célèbre que celui de Voyage au bout de la nuit : « J’ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l’Équateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais nous étions à deux mille mètres d’altitude. » Et cette ferme d’Afrique, l’une des trois répertoriées dans les annales de la littérature avec La Chaumière africaine (1824) de la Française Charlotte Dard, l’une des rescapées du naufrage de La Méduse, et Histoire d’une ferme sud-africaine (1901) de l’Afrikaner Olive Schreiner, aura emporté toute sa vie.
Sa devise personnelle, « Pourquoi pas ? » (« Mes devises », Essais), empruntée aux quatre bateaux du capitaine Charcot dont le dernier connaîtra un sort funeste, dit assez ce que son tempérament de jeune femme cultivée et issue d’un milieu aisé et remuant (les hommes de sa famille sont militaires et aventuriers) la poussait à entreprendre et, naturellement, à penser. « Alors qu’il est naturel pour les hommes d’être attirés par les femmes et par ce qui est féminin, aimer les hommes et manifester une certaine virilité reste le propre des femmes » (La Ferme africaine). De fait, on ne trouvera pas chez elle la page banale de son temps, confite en conformismes ou en moraline, notamment à propos du rôle de la femme. Point d’aventure pour l’aventure non plus, pas de coups de feu par rafales – quoiqu’elle chasse beaucoup… Ses...

