Le titre annonce la couleur, celle d’une surprise : La Poésie française de Singapour, vraiment ? N’aurait-on pas lu trop vite ? Ne s’agiterait-il pas plutôt de la poésie française du Mercantour ? Pas du tout, c’est bien de Singapour qu’il est question, un endroit où la langue française brille le plus souvent par son absence, et plus encore lorsqu’elle est poétique. Mais si l’autrice, Claire Tching, nous l’affirme, nous ne demandons qu’à la croire. Ou pas, car ce patronyme nous inquiète quand même un peu : de Tching à Tchang, il n’y a qu’un pas et l’Asie, certainement, mérite mieux que cet exotisme de pacotille. On consulte le quatrième de couverture, pour en avoir le cœur net : c’est l’occasion d’apprendre que « Claire Tching eût écrit un grand livre, si elle-même n’était pas une fiction ».
Le pot aux roses ainsi dévoilé, nous pouvons aborder ce petit livre – qui n’en est pas moins riche en contenu – plus sereinement. L’exotisme y est justement interrogé. Celui-ci, nous dit le préfacier Pierre Legris, « est illusion », avant de poursuivre : « Singapour est le pur produit du monde moderne » et son « exotisme », si la ville-État en a un, « est proche de celui de Dubaï, de Las Vegas et de Disneyland, et poser la question de la poésie française de Singapour revient peu ou prou à poser celle de la poésie française de Disneyland ».
Singapour étant un de ces lieux à la fois réels et fictifs dont le capitalisme mondialisé a le secret, il est ici l’excuse idéale, à travers une galerie de poètes pour la plupart inventés (mais où nous trouverons aussi Michel Butor ou Victor Segalen), pour se demander ce qu’il en est de la poésie, de son pouvoir sur la langue et de sa fabrication, dans un tel contexte. On ne sera qu’à moitié surpris d’y croiser plusieurs fois le nom de Pierre Vinclair et il ne faudra pas être un fin limier pour réaliser qu’il est bien le véritable auteur de ce drôle d’opuscule.
Son auteur, oui, car on retrouve ici, sous une forme plus légère, mais non moins pertinente, ce qui fait l’essentiel de ses préoccupations de poète et théoricien. L’ouvrage, donc, sous des dehors gaguesques, est on ne peut plus sérieux : en esquissant un pas de côté, il se replace au centre de ce qui fait ou pas poésie, creuse le contexte de son émergence, invente des poèmes qu’il s’amuse à traduire parfois en anglais ou l’inverse, en analyse d’autres qui sont peut-être vrais ou attribués à la mauvaise personne. Faut-il avoir écrit un seul poème, tel un certain Aimé Nguyen, pour être un poète, ou le contexte inespéré de son apparition suffit-il à compenser les défauts évidents dudit poème ?
Il s’agit de « comprendre le schmilblick littéraire », et Lu Zaicheng, par exemple, autre olibrius sorti du chapeau, est l’opportunité de se demander si l’expérience vitale nourrit vraiment le lyrisme. Car, après tout, Rimbaud n’avait rien vécu quand il a révolutionné la poésie, alors que notre Zaicheng, lui qui a traversé les tourments du siècle, aura eu beau produire et produire encore, « il n’y a rien à sauver dans l’imposant volume de ses œuvres complètes (pour lequel sa veuve s’est ruinée) ».
Mais tout est possible à Singapour et sa fondation mythique est peut-être à chercher du côté de Jacques-Nicolas Belin, « cartographe en chambre » qui, « pour mener ses recherches depuis Paris sans voyager », réunissait toutes sortes d’informations de seconde main qu’il faisait passer à la moulinette d’un médium qui le guidait dans le tracé de ses cartes improbables. Il en aura donc, avant que Singapour n’existe, établi la carte. Pierre Vinclair n’a plus qu’à s’en emparer pour y installer sa propre géographie poétique.
Guillaume Contré
La Poésie française de Singapour
Claire Tching
Æthalidès, 100 pages, 16 €
Poésie L’invention d’une poésie
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Guillaume Contré
La poésie française, même déplacée au plus improbable des endroits, n’en finit pas de faire des étincelles. La preuve dans ce guide inattendu.
Un livre
L’invention d’une poésie
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.